Dans un village perdu du nord de l'Espagne, d'étranges danseurs perchés sur des échasses vous feront tourner la tête.
« La première fois, c’est indescriptible. Tu ne vois ni n’entends plus rien, la foule autour de toi n’existe pas. Tu captes juste la musique, tu as le sentiment d’être dans la brume. Ça y est, c’est ton tour, tu te lances. Tu tournes, ta jupe se gonfle. Tu sais que tu dois avancer, danser, c’est tout. » Javier, 27 ans, ne manquerait pour rien au monde les fêtes de la Magdalena (sainte Madeleine), dans le petit village d’Anguiano dans la Rioja.
Depuis dix ans, il fait partie de la troupe des huit danseurs, les danzadores, qui accompagnent les fêtes de la localité, comme ses oncles et son grand-père avant lui. Chaque année, il revient participer à la danza de los zancos, la danse des échasses. Un rituel unique dans le nord de l’Espagne et qui se transmet de génération en génération. Une curieuse procession d’hommes qui, perchés sur des échasses, dévalent, en tournant comme des toupies, les ruelles pentues du village.
Les cloches de l’église San Andrés sonnent à toute volée. Ce 22 juillet, le petit village de 550 habitants, accroché à flanc de colline, perd sa tranquillité habituelle. La foule se presse dans les ruelles étroites. Les premiers arrivés en haut du bourg pourront assister à la préparation des danseurs. Là-haut, sur la place de la Obra, devant San Andrés, les huit jeunes gens, âgés de 17 à 28 ans, sont déjà là, qui ajustent leur costume.
un rite d'initiation
La tradition remonte à la nuit des temps. Les danzadores sont mentionnées pour la première fois dans un manuscrit de 1603, mais leur existence est sans doute antérieure : il s’agirait d’un rituel païen absorbé par le calendrier catholique. « Sans doute un rite d’initiation destiné aux garçons pour marquer le passage à l’âge adulte », explique Angel Muñoz Romero, le maire d’Anguiano. Cette coutume rappelle en tout cas certaines danses soufies, comme le tournoiement extatique des derviches tourneurs de Turquie.
Les jeunes gens nouent le gilet fait de sept bandelettes multicolores horizontales qui volettent au vent : rouge, blanc, vert, rose, marron, jaune et bleu. Par-dessus le court pantalon noir, ils ont enfilé le jupon empesé et la grande jupe jaune d’or en tissu damassé. Ils fixent la ceinture bleue. Puis chacun attache soigneusement ses échasses de 45 centimètres et glisse les lanières des castagnettes en bois de buis entre ses doigts. Ils se dressent et esquissent un pas. La flûte et le tambourin retentissent.
Six hommes sortent de l’église, portant à l’épaule la statue de la sainte. « La Magdalena passe l’hiver dans une ermita, une petite chapelle isolée, située sur une colline à un kilomètre du village, raconte Angel Muñoz Romero, qui parle de la statue comme d’un personnage de la famille. Au mois de mai, nous allons la chercher en procession, pour qu’elle revienne passer l’été au village avec nous. Nous la déposons dans l’église San Andrés, où elle restera jusqu’au dernier week-end de septembre. Nous repartirons alors pour la raccompagner à la ermita. Les célébrations du 22 juillet sont le point fort du culte de saine Madeleine. »
tourbillon de couleurs
Sur la place carrée, devant San Andrés, les huit danzadores entament el agudo, une danse en forme de quadrille, rythmée par le claquement sec des castagnettes. Puis la procession s’ébranle. Les danzadores ouvrent la marche. Ils avancent sur les pavés arrondis. Le pas assuré, sans trébucher sur les pièges du sol inégal. Ils entament la danza de los zancos. Gracieux sur leurs fines échasses, ils virevoltent en descendant les sept marches pour se diriger vers la cuesta de los danzadores, la pente des danseurs, moment délicat. Une ruelle escarpée – 58 mètres de longs avec une pente à 20 %, précise le maire – qui va leur servir de rampe de lancement. La foule se plaque contre les façades des maisons. Des murmures trahissent la nervosité du public.
Là-haut, le premier danzador est en position. Il tourne, prend de la vitesse. La jupe damassée se gonfle en cloche, c’est elle qui lui donne sa stabilité. Il se lance et descend à longues enjambées légères en tournant sur lui-même comme une toupie, il vole dans un tourbillon de couleurs. Surtout ne pas le toucher, ne pas le déséquilibrer. Le deuxième part à son tour. Suivi du troisième. Sitôt arrivés en bas, ils remontent pour reprendre position et se lancer à nouveau, une heure durant. Ce soir, après le rosaire, ils recommenceront.
« On n’a pas peur, pas mal, on est comme hypnotisés. Nous sommes tous tombés un jour. Mais la foule nous retient », témoigne Javier. Cette année sera peut-être la dernière pour lui. À près de trente ans, un danzador doit penser à passer le relais. « Ici, tous les gamins jouent à faire des acrobaties avec les échasses dans les prés. Je sais qu’il y a des garçons de 15 ou 16 ans qui sont prêts », lance-t-il. En septembre, lors de la deuxième danse rituelle, Javier choisira peut-être l’un d’eux et lui demandera de prendre sa place. Il lui donnera son costume. Comme d’autres, un jour, l’ont fait pour lui. Pourquoi pas une fille ? « Non. Certaines en avaient envie. Mais les anciens ont toujours refusé jusqu’ici. Bientôt, peut-être… », conclut-il, dubitatif…
La danse des échasses à Anguiano, Rioja (nord de l’Espagne).
Les 21 juillet en fin d’après-midi, le 22 juillet (le matin et en fin d’après-midi), les 26 et 27 septembre.
À voir aussi…
La Rioja est la meilleure région de vignobles d’Espagne. On y trouve un musée du vin. Plusieurs bodegas (chais), conçues par des architectes contemporains, valent la visite, notamment :
– La Bodega Ysios, tél. : +34 945 600 640.
– et la célèbre bodega Marqués de Riscal dessinée par Frank Gehry , tél. : +34 945 18 08 88.
– Renseignements : www.spain.info/fr