Dans une Europe en crise, les gains mirobolants des grands patrons choquent. Mais les PDG de l’Hexagone sont loin d’être les mieux lotis en termes de rémunérations directes. Même s’ils se rattrapent grâce aux stock-options ou parachutes dorés.
Des rémunérations annuelles égales à 300 ou 400 fois le Smic français ; des parachutes dorés ahurissants ; des retraites à vie mirobolantes, sans compter le jackpot des actions gratuites(1) ou des stock-options(2)… Depuis la crise, l’opinion publique européenne s’émeut des gains des grands patrons, symboles des inégalités générées par le système financier. La colère est particulièrement vive en France où l’on pense que les “big boss” de l’Hexagone sont les mieux payés d’Europe.
En termes de rémunérations fixes ou variables, ce n’est plus vrai. C’est ce que montre l’enquête exclusive menée par L’Européen. Selon les données que nous avons collectées, Franck Riboud (Danone), Bernard Arnaud (LVMH) et Jean-Paul Agon (L’Oréal) figurent, certes, parmi les vingt dirigeants les mieux payés en 2008, avec un montant annuel (salaire et bonus) avoisinant les 4 millions d’euros chacun. Mais ils sont en queue de peloton. Parmi les dix premiers, des Espagnols, des Anglais et des Allemands. Aucun Français.
Mais cela, c’est pour le cash qui permet des comparaisons directes, à la différence d’autres éléments du revenu perçus ponctuellement ou récompensant des parcours individuels plus ou moins liés à la performance de l’entreprise. Or, ces avantages peuvent représenter un pactole. Le salaire de Bernard Arnault, comme PDG de LVMH, 3,9 millions d’euros, paraît bien maigre comparé aux dividendes de ses actions en 2008 : 12 millions. Même chose pour le patron du groupe pharmaceutique suisse Novartis, Daniel Vasella, avec un salaire fixe de 1,99 million d’euros, mais, avec ses actions, une rémunération réelle de 13 millions en 2008. Quant à Gérard Mestrallet de GDF-Suez, s’il a renoncé à ses stock-options pour l’année 2008 et 2009 à la suite de la grève de protestation des salariés du groupe, il n’en a pas moins reçu des actions gratuites pour une valeur de 256 000 euros.
Indignation au Nord
En fait, ce ne sont pas tant ces chefs d’entreprise qui sont dans la ligne de mire de l’opinion, mais ceux qui continuent d’empocher des primes colossales alors que leur société périclite ou est renflouée à coups de milliards par l’État. La colère des salariés gagne toute l’Europe.
Aux Pays-Bas, l’affaire de la banque ING a suscité l’indignation : la direction de cet établissement, renfloué sur fonds publics à hauteur de 10 milliards d’euros, a alloué à son nouveau directeur financier, Patrick Flynn, une enveloppe de bienvenue, un golden hello, d’une valeur de 400 000 euros. Face au tollé, le PDG d’ING a finalement repris l’enveloppe des mains du bénéficiaire.
Grogne également en Allemagne, où le directeur de la Deutsche Post, Kaus Zumwinkel, non content d’avoir mis l’entreprise en difficulté, est parti avec un parachute doré de 20 millions d’euros. Et la polémique n’a fait que croître avec l’affaire de la Dresdner Bank qui, alors qu’elle affichait une perte de 5 milliards d’euros, a accordé de gros bonus à ses dirigeants et à ses principaux traders. Du coup, craignant l’ire populaire, beaucoup de chefs d’entreprise ont pris les devants : le patron de la Deutsche Bank, Josef Ackermann a, le premier, renoncé à tous ses bonus pour 2008 et vu sa rémunération fondre de 13 millons à 1,4 million d’euros. Un astucieux “coup de pub” qui a contraint d’autres à l’imiter.
De toute l’Europe, c’est l’Écosse qui remporte la palme du plus gros scandale avec le départ du directeur de la Royal Bank of Scotland, Fred Goodwin, après la perte, affichée par la banque – 24 milliards de livres (27 milliards d’euros) –, la plus colossale de l’histoire de la Cité. Car Sir Fred n’est pas parti les mains vides : depuis novembre 2008, il touche une retraite “chapeau” de 700 000 livres par an à l’âge de 50 ans. Et comme il a refusé d’y renoncer, il a subi la vindicte populaire. En mars, son imposante demeure, située dans le quartier huppé de Morningside à Édimbourg, a été vandalisée, et les vitres de sa limousine brisées. Depuis, le banquier écossais aurait fui en Afrique du Sud.
Grand silence au Sud
Au sud de l’Europe, en revanche, point d’emportement contre les patrons trop payés. Habitués aux frasques des puissants, les Italiens se sont beaucoup plus préoccupés du tremblement de terre survenu ce printemps. L’Espagne, elle, n’a guère connu de polémiques?car, exceptée une caisse d’épargne régionale qui a fait faillite, le système bancaire n’a pas encore été ébranlé par la crise. En outre, comme l'analyse Joaquin Garralda, économiste à la Business School de Madrid:
En Espagne, les comptes des entreprises ne sont pas encore très transparents, et les hauts salaires ne font guère l’objet de publicité ».
De nombreux gouvernements ont pris des mesures pour calmer le mécontentement populaire. Aux Pays-Bas, un décret du 24 mars interdit à une société renflouée par l’État de verser des primes à ses dirigeants. En Allemagne, où la loi du 15 octobre 2008 avait déjà plafonné à 500 000 euros les rémunérations des banquiers sauvés par l’État, un projet de loi est actuellement débattu par les députés du Bundestag : il prévoit de durcir les conditions d’exercice des stock-options et de limiter l’écart entre hauts et bas salaires dans les entreprises. En Suède, le gouvernement de centre-droit a décidé de priver de bonus les directeurs des entreprises publiques et des fonds de pension.
Ces mesures sont prises à l’échelle nationale. Toutefois, dans un paquet de recommandations datées du 29 avril, la Commission européenne a proposé de durcir les règles régissant la rémunération des dirigeants des sociétés cotées et des institutions financières. Par exemple, les parachutes dorés ne devraient pas dépasser deux ans de rémunération fixe et être interdits en cas d’échec. Des recommandations qui ne font trembler personne, car elles n’ont aucun caractère contraignant. Peu convaincu par l’efficacité d’une législation européenne, Jean-Luc Placet, président de la Fédération européenne des associations de conseil en management, et membre du Medef, penche plutôt pour un “code de conduite des patrons à l’échelle de l’Europe”.
Mais la question reste posée : qu’est-ce qu’une rémunération équitable ? Une interrogation qui demeure aujourd’hui sans réponse, au risque d’exacerber la crise sociale en Europe.
(1) Action gratuite : attribution gratuite de titres de la société.
(2) Stock-option : droit d’acheter une action à un cours fixé. Après une période de détention, le patron peut revendre l’action en Bourse et empocher une plus-value éventuelle.