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Elie Barnavi « L’Europe reste un projet de civilisation »

jeudi, 7 octobre, 2010 - 16:28

Historien, ancien ambassadeur d’Israël en France, Élie Barnavi a contribué à fonder le Musée de l’Europe à Bruxelles. Cet europhile passionné dénonce une Europe politique "réduite à un projet utilitaire" alors que c'est "un projet de civilisation".

D’où vient votre passion pour l’Europe ? De votre enfance en Roumanie ?

Pas du tout ! Je suis né à Bucarest d’une mère moldave et d’un père d’origine russe. Mon père s’est d’abord passionné pour le communisme, mais la Deuxième guerre mondiale dans l’Armée Rouge, l’en a guéri !
Puis, du communisme il est passé au sionisme – une évolution identitaire assez classique dans le judaïsme d’Europe de l’Est. Nous avons finalement émigré en Israël, avec un laissez-passer français. Mais ni la France, ni l’Europe n’intéressaient vraiment mon père. Son rêve, c’était Israël. Il lisait huit langues, je parlais hébreu avec lui, roumain avec ma mère, et j’ai étudié le russe, le français et l’allemand. C’était l’Europe, bien sûr, mais pas une Europe idéologique !
Ma passion pour l’Europe vient de la guerre au Proche-Orient. Plus je plongeais dans la capacité de l’Europe à dépasser les passions nationalistes, à imaginer une autre manière de faire de la politique, plus je trouvais cela extraordinaire. En Israël, j’étais l’oiseau rare, francophile et europhile. Ensuite, j’ai découvert l’Europe, d’abord comme étudiant pendant ma thèse de doctorat à Paris, puis lors de mes voyages fréquents en France et ailleurs, pour mes recherches. Enfin, comme ambassadeur à Paris. Finalement, j’ai fait de l’Europe mon métier.

Dans votre livre "L’Europe frigide", vous constatez le schisme actuel entre l’Europe politique et celle des citoyens. Comment rapprocher les deux?

Il faudrait développer les symboles qui ont été délaissés. Il faut encourager une espèce d’esprit de corps, de fierté, d’orgueil d’être européen. Il existe déjà un drapeau et un hymne européen mais il reste énormément de choses à faire. Je rêve d’un manuel d’histoire européen, un projet que l’historien Krzysztof Pomian et moi-même avons imaginé. Il est encore dans nos cartons car il est difficile à réaliser. Composé de deux livres – un pour les professeurs, et un pour les enfants – il ne serait pas destiné à remplacer le manuel d’histoire nationale, mais à le doubler. Pour montrer que chaque événement d’importance nationale est, en fait, un phénomène européen. La Renaissance française s’insère dans un mouvement au niveau de l’Europe toute entière, la féodalité française dans une féodalité qui a des frontières européennes…La naissance de l’Etat nation, qui divise les Européens, est un phénomène culturel paneuropéen. Les guerres sont européennes…

Qu’est-ce qui bloque ce projet de manuel d’histoire ?

Le manque d’acteurs, le concours d’autres historiens. Ensuite, il faut convaincre les différents ministères de l’éducation… L’idée aurait dû venir des institutions européennes!
Il me paraît pourtant essentiel d’apprendre aux enfants que l’Europe est née au Moyen Âge, qu’elle a des fondements dans l’Antiquité. Et que partout où vous alliez en l’an mille, vous étiez chez vous. Et qu’ensuite, le développement des ordres religieux, des universités a dessiné les frontières de l’Europe. Dans les universités médiévales, on enseignait dans une même langue, on étudiait avec les mêmes manuels et les mêmes méthodes, on dispensait les mêmes diplômes ! Au XVIIIe siècle, l’Europe est faite dans la tête des élites.
Au début du XXe siècle aussi. Si Stefan Zweig se suicide, c’est parce que l’Europe, qui était une réalité pour lui, est morte. Il ne savait pas qu’elle ressusciterait après la guerre. Ce sont des faits faciles à expliquer clairement, avec des mots simples. Au lieu de cela, l’Union européenne dépense un argent fou dans la communication et dans des brochures sur les institutions communautaires que personne ne lit !

Comment rêvez-vous l’Europe du futur ?

Fondamentalement, je suis un fédéraliste, et je constate que l’Europe se comporte à bien des égards comme une fédération qui n’ose pas dire son nom. Je rêve d’une Europe beaucoup plus intégrée, capable d’imaginer des politiques communes, dans des domaines qui sont encore aujourd’hui des domaines régaliens, et capable de se doter d’une véritable puissance, à la fois économique, diplomatique et militaire. Voilà mon rêve. Pourquoi ? Parce que le monde a besoin d’une Europe puissante. Or si l’on veut que l’Europe pèse sur le monde, il faut qu’elle se donne les outils de sa puissance. De plus, une alliance occidentale Europe-USA pourrait être un formidable pôle d’attraction et d’action, à condition que les deux partenaires existent à part entière ! Il ne faut pas que l’un soit puissant et l’autre boiteux.

Mais nous ne faisons pas l’Europe uniquement parce que c’est utile. Nous faisons l’Europe aussi parce que c’est un saut de civilisation, une formidable aventure humaine. Parce que c’est une leçon de paix, de démocratie, de prospérité partagée. Un rêve, précisément.
Je trouve la vision des souverainistes étriquée et dommageable, mais je la comprends. Le débat d’idées devrait porter là-dessus : vous avez votre idéologie, nous avons la nôtre. Nous la défendons avec autant de passion que vous. Malheureusement tout ce qu’on entend, ce sont des remarques sur le coût de l’Europe. Ou le coût de la non Europe, qui serait très élevé si on la perdait…

C’est un peu ce qui se passe en Belgique, que je vois comme une Europe en train de se défaire. Ses défenseurs avancent : si la Belgique disparaît, ce sera terrible, cela va nous coûter beaucoup d’argent… Quand on commence à parler comme ça, c’est fichu. En France, personne n’oserait dire une chose pareille : gardons la France, parce que sinon, ça va nous coûter de l’argent. La France est un idéal, ce n’est pas un projet utilitaire. La Belgique est devenue un projet utilitaire, et est en train de mourir. Et l’Europe ne peut pas, ne doit pas seulement rester un projet utilitaire. Quand on lit les textes des pères fondateurs, on est frappé par le fait qu’ils avaient un projet de civilisation.

Il faut imaginer de nouvelles règles du jeu politique européen. Il faut, notamment, en finir avec le principe de l'« opting out » : je prends ce qui me plaît, mais je n’applique pas les règles qui ne me plaisent pas. Cela ne peut plus durer.
Surtout quand il s’agit des valeurs mêmes du club. Prenons, par exemple, la neutralité. L’Irlande, l’Autriche, la Suède s’en réclament. Or, le fait même d’entrer dans une communauté de destin, dans une famille, quelle qu’elle soit, exclut par définition la notion de neutralité. D’autant que cette neutralité ne veut rien dire. Si un membre de l’Union est attaqué, cela signifie-t-il, si je suis un pays neutre, que je ne suis pas concerné ? Tant que ce chacun pour soi perdurera, l’Europe n’avancera pas.


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