Syndicate content

L’Europe sans l’Allemagne ?

lundi, 8 novembre, 2010 - 16:53

« Les valeurs que nous ont léguées les pères de l'Europe sont-elles toujours présentes, dominantes ? » C'est par cette question que Jacques Delors a célébré le 3 octobre 2010 le 20e anniversaire de l'unité allemande, interrogeant l'esprit public sur la question européenne. Mais était-ce la bonne question ? Pourquoi la poser aux seuls Allemands ? Pourquoi cette réticence à poser la vraie question, celle de l'unité, à tous les Européens ?

Les Pères de l'Europe, du moins si l'on désigne ainsi Monnet, Schuman, Adenauer, de Gasperi, mais aussi Spaak ou Spinelli, ou encore Kohl et Mitterrand, ne nous ont pas légué des valeurs, mais un plan.
Les valeurs de l'Europe, communes à toutes nos nations, sont un héritage plus lointain. Elles appartiennent à la culture. Ce qui est menacé aujourd'hui, c'est le plan qu'ils ont conçu pour les sauver. C'est le plan de la construction de l'unité de l'Europe. Sans unité, les valeurs cosmopolitiques, par nature pré- ou post-nationales, les valeurs des Lumières françaises ou d'Emmanuel Kant, seraient perdues, au profit des valeurs de la tradition, du préjugé, du repli sur soi, de la terre et du sang, qui nous ont conduit par deux fois au suicide collectif.
Quand le plan est rejeté au nom de ces dernières, comme Herman van Rompuy vient de le faire en rejetant l'idée d'Etats-Unis d'Europe pour l'étrange raison que ce qu'il appelle « les gens » doivent se sentir quelque part chez eux, et qu'ils doivent se sentir « liés » par leurs racines, c'est oublier que nous sommes tous presque partout les « étrange(r)s » d'un autre, des fils ou des filles d'individus « étrange(r)s » d'une autre époque et d'un autre lieu, et qu'ici commence le parcours de l'altérité, de la reconnaissance de l'autre, et de la réconciliation, qui fonde le plan.
Cet oubli, l'oubli de l'objectif des Pères fondateurs, l'oubli des Etats-Unis d'Europe, de la Fédération européenne ou d'un Etat fédéral européen, est devenu le péché mignon des gouvernants des Etats désunis d'Europe, et maintenant du Président du Conseil européen, leur créature, sans légitimité populaire.

Les Européens contre la division

Mais qu'on pose la mauvaise ou la bonne question, pourquoi l'unité allemande ou son anniversaire en serait-elle le prétexte? Au nom de quoi un Français qui contribue depuis des années à tenir les Etats-Unis d'Europe sous le boisseau, par l'invention d'un fameux oxymore, sa Fédération des Etats-nations, vient-il faire planer le doute sur la fidélité des Allemands aux valeurs de l'Europe, comme si la culture du préjugé n'habitait plus la France. Considère-t-il l'unité politique, depuis qu'il soutient le SpinelliGroup, comme un projet actuel et urgent, lui qui excluait il y a peu de temps encore la possibilité même d'une politique extérieure de l'Union? Admet-il que le périmètre de l'Union n'est pas celui qui convient à l'unité politique?
Mais quelle importance au fond? La question n'est pas Delors, mais l'Europe. Le sondage récent que Puissance Europe a commandé à Respondi, un prestataire européen de panels en ligne basé à Paris, révèle des décalages entre l'Allemagne, la France et l'Italie.
Comment douter de l'attachement des Allemands aux valeurs des pères de l'Europe quand 24,8% des Français, presque un Français sur quatre, sont en faveur du repli sur l'Etat national, mais 14% seulement en Allemagne, chiffre voisin des 12,8% relevés en Italie?

Frustration et ressentiment

Poser cette question aux Allemands, et seulement à eux, est parfaitement incongru. L'inquiétude de Delors n'a pas lieu d'être. L'avoir exprimée est seulement de nature à augmenter la frustration et le ressentiment d'une majorité d'Allemands à l'égard du partenaire français, qui ferait mieux de se réjouir de la coïncidence entre les valeurs allemandes d'aujourd'hui et les valeurs cosmopolitiques, au lieu de toujours soupçonner les Allemands de nostalgie d'un passé révolu.
Cette frustration et ce ressentiment avaient été magistralement expliqués par Michel Rocard en avril de cette année par les rejets français successifs de toutes les offres publiques (ou plus discrètes) d'unité fédérale de l'Europe de la part des milieux gouvernementaux et parlementaires allemands.
Ces doutes français, exprimés à satiété, sur la disponibilité allemande détériorent autant la situation que l'expression la plus crue du nationalisme français, dur mais bien minoritaire.
Ce sont eux qui alimentent la désaffection relative à l'égard de l'objectif oublié: les Etats-Unis d'Europe. La difficulté est du côté des gouvernants. Les opinions publiques sont à rebours de jugements à l'emporte-pièce, si souvent entendus.

Etats désunis d'Europe

Le doute entretenu par certains (on peut penser en particulier à Hubert Védrine) sur l'absence de soutien populaire à la construction de l'Europe ou aux Etats-Unis d'Europe, n'a pas de fondement: 83,2% des Allemands, 70,2% des Français, 85,2% des Italiens rejettent le repli sur l'Etat national. Mais parmi ceux-là, 22,5% seulement des Allemands, ces fédéralistes « natifs », contre 44,5% et 42,1% des Français et des Italiens respectivement, sont en faveur d'Etats-Unis d'Europe. Voilà de quoi confondre bien des idées reçues: le rejet très français, car jacobin, du fédéralisme, et la préférence naturellement allemande pour l'Etat fédéral.

Sans replacer au cœur du débat les Etats-Unis d'Europe, et son contraire, l'Europe des Etats désunis, comment révéler l'état réel de l'opinion sur les valeurs (le cosmopolitisme majoritaire), comment les Français peuvent-ils assumer leurs vraies responsabilités, qui remontent à 1954, dans l'oubli de l'objectif (les Etats-Unis d'Europe), dans la déception des attentes allemandes, celles notamment de la proposition Schaüble-Lamers ou du discours de Fischer à la Humboldt, et dans le malaise qui s'en est suivi entre les deux pays?

Il faut que le débat public porte à nouveau sur le sens. C'est à cette condition que le parti de la raison pourra l'emporter sur la concurrence des Etats pour un leadership illusoire, recettes de division. Et s'il est un Wirgefühl (sentiment du "nous") qui compte aujourd'hui, il n'est ni Allemand ni Français, ni Belge ni Wallon ni Flamand.

(*) Bernard Barthalay est Economiste et politologue. Chaire Jean Monnet d'intégration européenne (Université Lumière, Lyon). Président du réseau d'initiatives Puissance Europe/Weltmacht Europa.
 


Mots clés
,
Pays