Le gaz toxique HFC 23 a totalement perverti le système européen des droits à polluer. Bruxelles veut remettre de l'ordre pour redonner de la crédibilité et de la valeur à son marché carbone.
Premier volet de l'enquête myeurop : comment polluer à moindre coût en finançant des projets pseudo-écolos ?
Le sommet sur le climat de Cancun ne commence qu'aujourd'hui, aucune décision n’a été prise et pourtant le cours en bourses d’importants groupes européens, comme Enel ou Rhodia, dévisse déjà. Drame: ces entreprises ne pourront peut-être plus polluer à moindre coût. Pourquoi? Parce que la Commission européenne entend réglementer le marché des "droits à polluer". Il était temps. Les abus sont tels que le système a été perverti au profit d'industriels chinois et indiens. Mais aussi au profit de nombreuses entreprises européennes et même d'institutions financières et de la Banque mondiale. Explications.
Le "Mécanisme de développement propre" (MDP) mis en place par l'ONU dans le cadre du protocole de Kyoto (1997) permet aux pollueurs d'une quarantaine de pays riches de respecter leurs quotas d'émissions en finançant des projets écologiques dans les pays en développement. Les objectifs de réduction sont remplis, les pollueurs paient et les économies en développement reçoivent des capitaux pour promouvoir des énergies propres.
Les projets qui sont validés par le MDP donnent droit à des "crédits carbone" (CER, certificats d'émission) qui sont négociés sur le marché européen. Mais, au Monopoly de la "bourse carbone", un produit fausse le jeu. Son nom de code? HFC 23, un sous-produit du gaz réfrigérant HCFC 22, et surtout 11 700 fois plus nocif que le CO2 pour la couche d'ozone. Fort heureusement, il n'est pas relâché dans l'atmosphère. Au contraire, les industriels le piègent puis le détruisent. En échange, ils reçoivent ces "crédits carbone" achetés par les entreprises qui, elles, émettent trop de CO2. Il n'y a là aucun scandale. En théorie du moins.
Un système dévoyé
Un rapide calcul permet de se convaincre du contraire. Selon un rapport de l'Environmental Investigation Agency, la destruction du HFC 23 coûte seulement 0,17 euros la tonne d'équivalent CO2. Une fois transformé en marchandise et vendu en Europe sous forme de CER, elle peut facilement valoir 70 fois plus. Actuellement, les CER s'échangent autour de 13 ou 14 euros. En clair, la destruction de ce gaz toxique a acquis une telle valeur qu'il est devenu très intéressant d'en produire à seule fin de s'en débarrasser !
Le sous-produit est devenu le produit, et un marché ô combien lucratif. Des ONG ont montré que les producteurs indiens et chinois de HFC 23 ont profité des failles de la réglementation, et même parfois déréglé leurs installations, pour gonfler leur production. Donc leurs profits. Mais, ce n'est là qu'un problème mineur.
Voici le vrai scandale : les sites de destruction du HFC 23 (validés par l'ONU) ont totalement parasité le marché du carbone alors qu'il n'y en a que 19 dans le monde, dont 11 en Chine et 5 en Inde. A comparer aux quelques 2300 sites de réductions d'émissions de CO2 en tous genres. Pourtant, ils représentent près de la moitié des crédits carbone émis à ce jour. La marge est considérable pour les industriels asiatiques, mais le coût à acquitter pour les entreprises européennes est marginal. Et elles en achètent à la pelle.
Selon Point Carbone, le très sérieux cabinet d'analyse pour les investisseurs du secteur, 219 millions de CER liés au HFC 23 ont été validés à ce jour. Quant aux projets d'énergies renouvelables ou de développement durable, ils ne comptent que pour 91 millions, soit 20% du total de ce marché totalement déséquilibré. Une dérive à laquelle la Commission européenne veut mettre fin en bannissant les HFC du marché des crédits carbone à partir de 2013.
Loin des objectifs de Kyoto
A l’heure où commence le sommet de Cancun, qui doit permettre de fixer les règles et les outils de l’après-Kyoto, voici un rapide bilan du mécanisme de développement propre. Ce n’est pas précisément une réussite.
- Plus de la moitié du marché carbone européen repose sur des crédits bidons. Bidons parce qu'ils ne correspondent pas à des réductions d'émissions réelles, une partie des HFC 23 ayant été produite simplement pour être détruite. "Le mécanisme de développement propre n'a pas conduit à émettre davantage de gaz à effet de serre, précisait en septembre dernier au journal suisse Le Temps Chaim Nissim, de l'association Noé 21. Le scandale est que l'opération s'est faite au détriment de vraies réductions qui auraient pu être obtenues ailleurs".
- L'Europe étant, de loin, le principal acheteur de crédits issus du MDP, c'est toute la crédibilité du marché européen du carbone (ETS) qui est mise en cause dès lors que la valeur des crédits est sujette à caution.
- Des entreprises et institutions bancaires ont pu acheter à bon compte des "droits à polluer". Ce qui n'est pas exactement le meilleur moyen de les inciter à faire des efforts pour améliorer leurs installations en Europe.
- Les projets de développement d'énergies renouvelables sont passés à la trappe, au profit de projets industriels. "La nature lucrative des projets liés au HFC 23 décourage les pays de s'engager dans d'autres actions pour réduire leurs émissions de gaz à effet de serre", constate sobrement la Commission européenne. "Il faut être plus sélectif dans le choix des pays qui mettent en place des projets du MDP, renchérit Corinne Lepage, eurodéputé française et ancienne ministre de l'Environnement. Les pays les plus vulnérables doivent en profiter en priorité. Mais, à 15 euros, les projets alternatifs ne sont pas rentables. Il faut arriver à 25 ou 30 euros".