La fronde de la magistrature française face aux accusations à répétition de Nicolas Sarkozy fait écho à celles de leurs homologues italiens et espagnols. Etat des lieux dans ces pays où les représentants de la justice sont parfois jugés et accusés par ceux, qui au plus haut niveau, ont à l’évidence oublié qu'ils sont les garants de leur indépendance.
Rien ne va plus en France entre la magistrature et le chef de l'Etat. Les tribunaux renvoient sine die toutes les audiences non urgentes, jusqu'à une manifestation nationale prévue jeudi. Un divorce entre la justice et le plus haut représentant de l'Etat sans précédent dans les annales de la République.
"Les magistrats sont tellement ulcérés qu'ils se disent prêts à toute forme d'action, comme bloquer la machine", a déclaré à l'agence Reuters Christophe Régnard, président de l'Union syndicale de la magistrature (USM).
Les magistrats n'ont pas de revendications précises mais expriment un ras-le-bol généralisé après les attaques répétées des locataires de l'Elysée et de Matignon envers, notamment, les juges.
“Ceux qui ont couvert ou laissé faire cette faute, seront sanctionnés” avait affirmé Nicolas Sarkozy à la suite de la remise en liberté, sans suivi judiciaire, du principal suspect dans l'affaire du meurtre de Laëtitia Perrais, une jeune fille dont le corps démembré a été retrouvé la semaine dernière.
En reprenant hier ces accusations tout en reconnaissant néanmoins qu'il pouvait y avoir aussi un problème de fonctionnement du système judiciaire, François Fillon n'a rien fait pour calmer cette fronde des magistrats :
S'il y a eu des fautes personnelles, elles doivent être sanctionnées. S'il y a des fautes dans l'organisation même de l'appareil judiciaire, alors c'est notre responsabilité, au gouvernement, au garde des Sceaux, au ministre de l'Intérieur, à la justice, que de proposer des corrections pour y remédier", a-t-il déclaré.
En toile de fond, c'est le manque de moyens alloués à la Justice qui est également dénoncé par le magistrat. En termes de budget, de nombre de juges, et de procureurs, la France est nettement en-dessous de la moyenne européenne.
Mais dans deux autres pays d'Europe au moins, l'Italie et l'Espagne, les rapports entre le pouvoir ou les dirigeants politiques et la magistrature sont également sous haute tension.
Italie : Silvio contre les toges rouges
"Personnes dérangées mentalement", la "pire des pathologies pour notre démocratie". Autant d’appellations affectueuses réservées aux magistrats par Silvio Berlusconi. Alors que le parquet de Milan s'apprête à demander, mercredi, son renvoi immédiat devant un tribunal, le président du Conseil – accusé d'avoir eu des relations sexuelles avec une prostituée mineure – va pouvoir crier au complot, dénonçant la "chasse aux sorcières" dont il serait la victime depuis 17 ans.
Les détracteurs du Cavaliere rappellent cependant que les "persécutions" sont bien antérieures à sa descente dans l’arène politique (en 1994), puisque les premières enquêtes remontent à 1979. Ils expliquent en fait la fondation express du parti Forza Italia comme l’unique façon pour l’homme d’affaires Berlusconi d’éviter la banqueroute ou même la prison grâce aux lois ad personam promulguées ensuite par les différents gouvernements qu’il a présidé.
Selon deux enquêtes du quotidien Repubblica du 24 novembre 2009, plus de 19 lois "ont profité à Berlusconi et à ses sociétés" comme celle dépénalisant le faux bilan d'entreprise ou l’amnistie fiscale dont ont bénéficié les entreprises du groupe Mediaset, propriété de Silvio Berlusconi.
Aujourd’hui l’affaire Ruby relance les polémiques contre les “toges rouges”, le nom dont Silvio Berlusconi affuble les juges, en référence à l’association de magistrats italiens des "Giudici Democratici", un groupe de “juges démocrates” proches des partis de gauche.
Cette fois, le Cavaliere est mis en examen pour abus de pouvoir et prostitution de mineurs, même s’il ne s’est pas présenté à la première audience qui se tenait le 23 janvier. Dans un nouveau message Vidéo sur le site des "Promoteurs de la liberté", l'organe de son parti, le président du Conseil attaque à nouveau la magistrature et l’opposition :
Ils n’ont aucune valeur en commun – l’unique chose qui les unit est la conquête du pouvoir et de se débarrasser de Berlusconi avec l’aide des toges politisées, prêtes à intervenir chaque fois que la situation le demande.
Alors que l'immunité judiciaire dont bénéficie le président du Conseil a récemment perdu son caractère automatique, Silvio Berlusconi espère encore que le Rubygate sera retiré au parquet de Milan et confié au "Tribunal des ministres", une instance chargée de juger les membres du gouvernement. Comme celui qui avait décidé, en octobre 2009, de classer les poursuites contre le chef du gouvernement alors soupçonné d'abus présumés de vols gouvernementaux.
Espagne : Garzón dans le collimateur
Contrairement à ce qui se passe en Italie, les relations entre le pouvoir et les juges sont plutôt harmonieuses en Espagne. Une énorme exception cependant : le juge Baltasar Garzón et la persécution dont il se sent l’objet. C’est d’ailleurs le thème que développe le célèbre magistrat espagnol dans un documentaire d’Isabelle Coixet, qui sera présenté la semaine prochaine au festival du film de Berlin et dont certains passages sont reproduits dans El País.
Garzón se sent persécuté depuis qu’il a ouvert l’investigation de l’affaire dite "Gürtel" en février 2009. Un enquête qui met en lumière un réseau de corruption dans lequel semble impliqué le principal parti d’opposition de droite, le Parti Populaire (PP). L’un des accusés de l’affaire, un chef d’entreprise de la région de Valence a porté plainte contre le juge pour forfaiture au motif que le magistrat aurait mis sur écoute – ce qui est illégal – les conversations avec leurs avocats de personnes incarcérées dans le cadre de cette affaire.
Deux autres plaintes ont été déposées contre lui. Encore une plainte pour forfaiture de la part d’associations d’extrême droite lui reprochant de s’être indument saisi d’une enquête sur les crimes du franquisme qui sont aujourd’hui aux mains des juridictions des autonomies. Enfin, Baltasar Garzón est accusé de corruption dans une affaire de parrainage de cours qu’il a organisés à l’Université de New York en 2004 et 2005.
Suite à la plainte sur les crimes du franquisme, le magistrat a été suspendu de la magistrature en mai 2010 et, en attendant d’être jugé, il exerce désormais auprès de la Cour Pénale Internationale de La Haye. Durant les premiers mois de l’année 2010, les deux principaux partis, le PSOE du chef du Gouvernement José Luis Rodríguez Zapatero, et le PP, ont enchaîné les accusations croisées : les socialistes dénonçaient les tentatives d’intimidations du PP à l’encontre du magistrat, la droite l’immixtion du parti au pouvoir dans les affaires de la Justice et leur défense indue du magistrat. Mariano Rajoy, chef de file du PP, a par ailleurs mis en doute l’impartialité du juge Garzón.