De retour de Tunisie, où une délégation du Parlement européen s’est rendue du 3 au 6 février, l’eurodéputée du Modem dresse un premier bilan de la situation. Elle appelle à redéfinir les relations entre l’Europe et ce pays et déplore amèrement les conséquences de l’attitude des gouvernants français.
Vous venez de rencontrer les acteurs de la transition tunisienne. Ont-ils la capacité de mener à bien le processus ? Etes-vous optimiste ?
Marielle de Sarnez : Je suis prudemment confiante. Nous avons effectivement rencontré tous les acteurs de la transition : les ministres, les président des trois commissions indépendantes, les responsables des partis politiques, des magistrats, des associations, des syndicats…
Un premier point, important : la loi prendra désormais la forme de décrets-lois qui permettront de prendre des décisions rapides. Nous avons déjà des signaux positifs, comme la loi d’amnistie, la libération des prisonniers politiques, la signature d’un certain nombre de conventions internationales, notamment celle concernant la torture…
Mais les Tunisiens ont devant eux des problèmes très lourds à surmonter pour préparer les échéances démocratiques, en particulier l’élection présidentielle.
Pour le moment, il n’est pas envisagé de modifier la constitution. Mais peut-on aller voter pour un président sans savoir quels seront ses pouvoirs ni quel type de régime va se mettre en place ? Il faut donner une existence légale aux partis politiques, organiser le pluralisme des médias et, surtout, la question vitale de l’indépendance de la justice. Sur toutes ces questions, le gouvernement provisoire est attendu ainsi que la commission de la réforme politique dont le président, Monsieur Ben Achour, est un universitaire absolument remarquable.
Qu’en est-il de la situation économique et des exigences sociales ?
Les gens sont très fiers d’avoir écrit une page historique en renversant Ben Ali. Maintenant, parallèlement aux exigences démocratiques, il faut faire face aux exigences sociales d’une population qui n’a pu exprimer ses revendications depuis 23 ans. Aujourd’hui, la parole est libérée et l’impatience est là.
N’oublions pas les réalités : le salaire mensuel moyen des Tunisiens est de 190 euros, le taux de chômage des jeunes diplômés est de 45%, les difficultés économiques sont majeures, notamment parce que la Tunisie n’est actuellement plus sur la liste des tours operators alors que le tourisme représente près de 10% du PIB…
Et puis les disparités économiques entre la côte et la Tunisie intérieure sont énormes. Il y a aussi un besoin de sécurité qui reste très problématique dans l’intérieur du pays du fait d’éléments déstabilisateurs (anciens des milices de Ben Ali, prisonniers libérés…) même si la coordination police-armée, placée sous la responsabilité du chef d’Etat-major, le général Amar, est en bonne voie.
Bref, il faut gérer l’impatience sociale. C’est pourquoi la Tunisie a besoin de l’aide internationale. C’est ainsi que l’on envisage une conférence internationale des donateurs.
L’Europe a évidemment un rôle important à jouer. Doit-elle reconsidérer ses relations avec la Tunisie ?
Il faut repenser notre partenariat avec des pays comme la Tunisie. On a toujours regardé ces pays sous deux angles. Le premier, c ‘est "soyons bien avec les régimes en place et efforçons-nous de donner du pain au peuple" en oubliant, ce faisant, de reconnaître ses droit à la démocratie ; le second consiste à mettre l’accent sur la question des flux migratoires.
Je considère qu’il ne peut y avoir de développement sans démocratie. Il faut décliner cela et dans notre partenariat et dans notre politique européenne de voisinage.
Et que devient l’Union pour la Méditerranée (UPM), dans tout cela ?
C’est pour l’instant un avis de décès dépassé. Le secrétaire général a démissionné, le co-président s’appelle Moubarak… Il n’y a même pas eu de projets économiques et on a ignoré l’aspect démocratique qui est le facteur du développement. Les Tunisiens sont en train de démontrer que la démocratie n’est pas l’apanage de l’homme occidental, de l’homme blanc. Et cette aspiration peut se manifester dans le monde entier, dans le monde arabe, mais aussi dans le monde africain.
Sortons aussi de cette logique perverse qui a été la nôtre depuis très longtemps à l’égard des pays arabes consistant à concevoir une seule alternative: soit l’ autocratie, soit l’islamisme. Moi je crois à l’alternative démocratique.
Après les bévues de sa diplomatie, j’imagine que l’image de la France est très dégradée en Tunisie …
Il y a deux choses. D’abord, les Tunisiens ont le sentiment que l’Union européenne a été un peu à la traine par rapport aux Etats-Unis, en particulier parce que le président Obama s’est tenu "aux côtés du peuple tunisien" avant le départ de ben Ali. Et puis bien sûr, pour tous ceux qui aiment la France et qui, dans leur aspiration à la démocratie, attendaient d’elle un message, un signal, ils ont trouvé une France aux côtés du pouvoir jusqu’au dernier moment. La déception a été immense et l’image de la France fortement dégradée.
Cela va durablement affecter les relations entre les deux pays ?
Il y aura beaucoup de travail à faire. Cela va être difficile, d’autant plus que les Etats-Unis ont une longueur d’avance, la Turquie aussi. Que voulez-vous, le pouvoir français a failli…
Propos recueillis par Daniel Vigneron