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David Van Reybrouck: « La Belgique est le laboratoire de la démocratie 2.0 »

mardi, 22 février, 2011 - 17:55

En janvier le New Yorker publiait un long reportage du journaliste anglo-hollandais Ian Buruma sur la Belgique, au titre éloquent : "Le Divorce". L’écrivain  flamand David Van Reybrouck partage ses impressions sur cet article et réfléchit sur le sort de son pays. Mais aussi sur l’évolution de la démocratie représentative confrontée à Internet. 

Qu’avez-vous pensé de l’article de Ian Buruma sur la Belgique? Est-ce que à votre avis l’alarmisme qui s’en dégage est justifié?

J’ai beaucoup aimé l’article, j’ai trouvé que c’était une analyse très pointue des enjeux actuels. J’ai aussi dit à Buruma que la conclusion, avec l’évocation de la défaite de Waterloo, était assez noire. Mais bon, ça rentre dans l’éventail des trucs littéraires et journalistiques.
 

N’est-il pas un peu déséquilibré au profit des Flamands?

Il faut souligner que pour la première fois il y a quelqu’un, dans la presse internationale, qui est capable de parler aux néerlandophones. A Bruxelles il y a beaucoup de journalistes étrangers qui parlent seulement anglais et français, et leur documentation finit par être assez unilatérale. L’article de Buruma est une sorte de correctif d’une tendance répandue dans la presse internationale, qui dépeint souvent les Flamands comme une communauté trop orgueilleuse, trop centrée sur elle-même. Et quoique je ne partage pas du tout certains aspects du mouvement flamand, j’éprouve aussi une certaine frustration quand je vois que la Belgique est présentée comme un petit pays surréaliste, avec des pralines, des bières et des gaufres, et puis, comble de ce surréalisme-là, des flamands qui sont tous des extrémistes et des séparatistes. Comme dans toute description de conflit, on finit par caricaturer les positions. Je trouve ça pénible. Le pourcentage de Belges qui veulent vraiment la scission est très faible, cela fait quinze ans qu’il est stable, entre 10 et 15%, et il n’augmente pas malgré toutes les crises.
 

Ian Buruma brosse un portait de Bart De Wever, le leader indépendantiste flamand, que vous connaissez personnellement…

Oui, nous avons été collègues à l’université pendant des années.
 

… tout en estimant qu'il ne pense pas au bien-être général des flamands, mais en critiquant ceux qui le définissent un fasciste. Votre position est, pour le moins, complexe!

Je n’aime pas le portrait caricatural qu’on fait de Bart De Wever – fasciste, figure d’extrême droite… C’est un démocrate, mais un démocrate qui veut la fin d’une démocratie qu’il considère trop faible. Ma position est différente: ce n’est pas parce qu’il y a un problème avec une démocratie qu’il faut scinder un pays en deux. Il y a d’autres solutions. De Wever veut provoquer démocratiquement la fin d’une démocratie. Et si le débat stagne, c’est à cause de ça. Mais ses thèses sont légitimes. Si on reconnaît l’indépendance du Kosovo et du Sud-Soudan, c’est qu’il y a un consensus international sur la possibilité d’une scission: ce n’est pas un crime qui viole la Déclaration universelle des droits de l’homme. On ne va pas résoudre le problème belge, qui est un problème grave, en diabolisant une figure qui a un programme légitime. C’est pour ça que j’ai aimé l’article de Buruma, parce ce qu’il va au-delà de la caricature.
 

Buruma affirme que De Wever se distingue des autres politiciens populistes européens.

En effet, ce n’est pas un Jörg Haider, un Geert Wilders ou un Silvio Berlusconi. Il ne rentre pas dans les clichés du leader populiste européen actuel. C’est un nationaliste qui n’est ni contre l’Union européenne, ni contre l’islam. Il représente un nouveau phénomène. Et comme je l'ai écrit dans Le Soir, grâce à lui la popularité de l’extrême droite, et de ses thèmes xénophobes, a diminué. C’est un cas unique en Europe.
 

Vous dites aussi qu’il suit une stratégie précise, parce qu’il sait qu’il doit profiter de cette occasion pour ‟entrer dans l’histoire”.

De Wever est très jeune, mais en même temps il est déjà vieux sur la scène politique. Aujourd’hui la vitesse des débats, l’implication des citoyens grâce à Internet, tout cela a réduit la durée d’une carrière politique. On n’a que cinq ans, je pense, pour rester sur le devant de la scène politique, à moins d’établir une espèce de crypto-dictature comme Berlusconi et ne plus jouer le jeu selon les règles démocratiques. Mais si on joue selon ces règles, l’échéance est assez courte. Et Bart De Wever a conscience que dans dix ans, il n'occupera plus le devant de la scène politique comme aujourd’hui. Il doit profiter de cette courte fenêtre de tir pour réaliser quelque chose. Par ailleurs, certains pensent qu’il en a marre de la situation actuelle, qu’il veut devenir bourgmestre d’Anvers, parce que le niveau fédéral, ça commence à l’épuiser. Il n’est pas le seul: tout le monde en a marre, les politiciens, les citoyens.
 

Les politiciens en ont marre de cette situation, les citoyens aussi… Alors pourquoi les choses ne bougent-elles pas?

Il y a deux causes: un problème institutionnel et constitutionnel propre à la Belgique, et celui, plus vaste, lié à la démocratie. Dans les quarante dernières années, la Belgique a connu une série de réformes d’état qui ont transformé un état unitaire en un état fédéral, avec un transfert croissant des compétences vers les régions et les communautés. En cours de route, une grave limite institutionnelle et constitutionnelle a pris forme: un Flamand ne peut pas voter pour un francophone et vice-versa, sauf si on habite à Bruxelles-Hal-Vilvorde, seule circonscription où l’on peut voter pour des politiciens des deux communautés. Cela veut dire qu’un politicien peut gagner des élections fédérales en jouant la carte régionaliste.
Mais après, il est toujours obligé de trouver un accord fédéral avec des gens qui ne sont absolument pas d’accord avec ce qu’il a promis à ses électeurs. Et cela engendre une paralysie. C’est une limite grave de la loi électorale belge. De Wever l’a toujours dit: la Belgique, ce n’est pas une démocratie, c’est deux moitiés de démocratie. Et sa solution, c’est: faisons-en deux démocraties à part entière. L’analyse est correcte, mais il y a d’autres thérapies. Ce n’est pas parce que le robinet coule qu’il faut détruire la maison!
 

Et quelle est la deuxième cause de cette crise politique belge?

C’est l’énorme changement survenu pour la profession de politicien avec l’arrivée des nouveaux médias: l’implication des citoyens est devenue nettement plus importante. A chaque pas des politiciens, à chaque négociation, tout est tout de suite dans la presse internet. Auparavant, la discrétion durait parfois pendant des mois, les politiciens se réunissaient et cherchaient un compromis acceptable. Après ils allaient défendre ce compromis devant leur parti et leurs électeurs. Maintenant, toute démarche est immédiatement un fait politique. Et les politiciens ne parlent plus entre eux – cela fait des mois qu’en Belgique ils ne se parlent pas – mais ils parlent tout le temps avec leurs électeurs. Ils sont en quelque sorte paralysés par le public, qui se manifeste de plus en plus.
 

La démocratie serait donc en pleine évolution?

Oui, très certainement. Les citoyens peuvent suivre en direct le processus politique, mais ils ne sont autorisés à donner leur avis en votant qu’une fois tous les quatre ou cinq ans. C’est du jamais vu!
Je pense que nous touchons à la fin de la démocratie représentative. L’idée que les élections sont des moments cardinaux ne tient plus, et on le voit partout. Je suis en train de lire The life and death of democracy de John Keane, et je partage complètement ses conclusions. La Belgique, à mon avis, ne représente pas l’arrière-garde surréaliste des Etats européens. Je pense qu’on voit ici, un peu avant qu’ailleurs, les défis qui se poseront partout. Le problème belge – lié à la constitution du pays – est encastré dans un problème beaucoup plus vaste, que l’on pourrait résumer par la question suivante: comment penser la démocratie 2.0?
 

Ian Buruma, né en 1951,  est un écrivain, académicien et journaliste anglo-hollandais. Spécialiste de civilisations orientales, il s'intéresse à de nombreux autres thèmes, de la religion au libéralisme, des droits humains à la philosophie. Il vit à New York. Son dernier livre paru en France est On a tué Theo Vanh Gogh (Flammarion 2006).

David Van Reybrouck est un historien, écrivain, dramaturge et journaliste flamand. Né en 1971, il a remporté de nombreux prix littéraires, notamment avec "Congo. Une histoire", paru en 2010. Il est coordinateur du Collectif des poètes bruxellois, qui a lancé le projet "La constitution européenne en vers".



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