Le journalisme devrait par définition être éthique. Mais dans une Europe troublée par la crise économique et un populisme croissant, comment une catégorie toujours plus fragilisée peut-elle défendre ses valeurs déontologiques ?
Aidan White, le secrétaire général de la Fédération Internationale des Journalistes, est un homme rayonnant d’énergie et d’optimisme. Mais il est aussi lucide : grand défenseur des valeurs éthiques du journalisme, il se rend compte qu’elles sont actuellement confrontées à d’énormes défis.
Une question d'équilibre
Le 1er mars, à Bruxelles, il a participé à une conférence organisée par le Conseil de l’Europe. Le document présenté à cette occasion – signé par White et intitulé "Ethical journalism and human rights" – donne matière à réfléchir.
Les droits humains qu’un journaliste doit défendre sont aussi bien les siens – notamment le droit de s’exprimer et de protéger ses sources – que le droit à la vie privée des personnes dont il parle. Le bon journaliste, a souligné White, doit trouver un équilibre entre ces deux éléments, tout en gardant à l’esprit le destinataire principal de son travail : l’intérêt public.
Voilà pour ce qui est de la théorie, que le contexte européen actuel rend difficilement applicable. S’il est vrai qu’il existe des différences importantes entre les pays, on remarque aussi des tendances générales: la liberté de la presse est menacée par une vague de populisme politique, par la crise économique, la pression des éditeurs (qui exigent un flux constant de contenus, indépendamment de leur qualité), et par le poids croissant des groupes industriels dans le monde des médias.
Certaines pratiques limites
Certains gouvernements ne craignent pas de flirter avec la censure, et la Hongrie en a donné une démonstration musclée avec sa récente loi sur la presse. Dans d’autres pays, ce sont les lois sur la diffamation qui permettent d’attaquer en justice les journalistes trop bavards.
Le Royaume-Uni a même vu naître le libel tourism (tourisme de la diffamation): la loi y est tellement draconienne que les personnes se sentant diffamées à l’étranger – généralement de riches hommes d’affaires aux business peu transparents – viennent déposer leurs plaintes devant les tribunaux britanniques.
Le cas le plus récent s’est conclu par une bonne nouvelle pour la presse: le 24 février, un juge britannique a déclaré irrecevable la plainte déposée par un oligarque ukrainien contre le "Kyiv Post", suite à la publication d’un article qui l’accusait de corruption. Par ailleurs, le ministère de la justice britannique devrait présenter ce mois-ci un projet de réforme de la loi.
Une autorégulation nécessaire
Les journalistes doivent réagir, a déclaré White. Ils doivent se battre pour défendre un journalisme de qualité, fondé sur la liberté de la presse et sur l’intérêt public. Contre les pressions des gouvernements et des éditeurs, ils doivent renforcer leur autonomie et leur sens de la solidarité, surtout à travers des mécanismes d’autorégulation.
White a rappelé que les conseils de presse restent le meilleur moyen de codifier les règles déontologiques concernant la profession et d’en garantir le respect. L’Alliance of Independent Press Councils of Europe compte aujourd’hui 28 membres (dont le tout jeune Conseil de Déontologie Journalistique belge, plus précisément francophone et germanophone, crée en 2009).
Mais est-il réaliste d’imaginer une telle réaction de la part d’une catégorie toujours plus précarisée, surtout parmi les jeunes? En Italie, une étude révélait en 2010 que les quotidiens – même nationaux, et même tributaires de subventions publiques – versaient aux journalistes indépendants des rétributions dérisoires (à partir de 2,50 euros par article). Dans ces conditions, le principal souci d’un journaliste n’est pas la déontologie, mais son compte en banque dans le rouge.
Besoin d'experts indépendants
Que peuvent faire les institutions de l’Union européenne et le Conseil de l’Europe pour favoriser un changement? Elles peuvent intervenir en cas de flagrante violation de la liberté de la presse, soit en exerçant des pressions soit – si le cas est porté devant la Cour européenne des droits de l’homme – en rendant des arrêts.
Elles peuvent publier des recommandations (que les pays sont libres d’ignorer), commander des études, organiser des conférences, lancer des prix de journalisme. Toutes ces initiatives ont un impact très limité, contrairement aux financements de projets journalistiques.
Aidan White a rappelé qu’un projet de soutien au "journalisme d’investigation transfrontalier" avait été annoncé par la Commission européenne, pour ensuite être annulé en décembre 2010. La Commission avait, en effet, établi des conditions jugées inacceptables du point de vue déontologique (notamment en ce qui concerne la protection des sources). Pour être crédibles et efficaces, a conclu White, les financements publics devraient toujours être attribués par des experts indépendants.
L'apparition de financements alternatifs
Le journalisme responsable de qualité peut-il se passer de ces subventions? Peut-être faut-il chercher autre part le soutien dont il a besoin : le crowdfunding fait ses premiers pas en Europe, les internautes peuvent désormais financer les articles qui les intéressent. Mais il faudra du temps pour évaluer l’efficacité de ce nouveau système.
Le portail "J'aime l'info" (www.jaimelinfo.fr) propose aux internautes
de soutenir les sites de presse indépendants