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Corruption: quatre eurodéputés piégés par de faux-lobbyistes

mardi, 22 mars, 2011 - 11:28

Quatre eurodéputés sont accusés d'avoir réclamé de l'argent pour déposer des amendements favorables au secteur bancaire. Des faits graves qui s'ajoutent à une pratique courante à Bruxelles: des amendements écrits par des lobbies sont repris tels quels par des élus européens. Le président du Parlement refuse que leurs bureaux soient perquisitionnés.

"Les élus qui sont corrompus attaquent le tissu même de notre démocratie. Il devrait y avoir une tolérance zéro pour toute forme de corruption", affirme Jerzy Buzek (PPE, droite), alors que l’institution qu'il préside est secouée par des scandales de corruption ou de malversations présumées. Pourtant, dans l'immédiat, des vigiles ont été postés devant les bureaux de europarlementaires concernés pour empêcher que l'OLAF, l'Office Européen de lutte anti-fraude, de perquisitionner. 

Jerzy Buzek précise que, "si l'OLAF doit mener une enquête", elle "doit évidemment la mener comme une enquête administrative et non comme une enquête criminelle et agir dans le plein respect de l'immunité parlementaire des élus". Dans l'immédiat, il se refuse à "autoriser l'Olaf à entrer dans le bureau des parlementaires".

Piègés par le Suday Times

Le piège mis en place par des journalistes du Sunday Times a parfaitemment fonctionné.  Ils voulaient vérifier si des eurodéputés étaient prêts à "vendre leurs services" pour promouvoir certains amendements livrés clés en main par des entreprises. Résultat : "peut-être le plus grand scandale de corruption de l'histoire du Parlement européen", d'après le journal dominical. Trois députés ont été pris la main dans le pot de confiture. Deux ont déjà démissionné.

Les enquêteurs se sont fait passer pour des lobbyistes travaillant pour une entreprise (fictive). Ils ont proposé à 60 eurodéputés ce marché: un poste de consultant, grassement rémunéré (jusqu'à 100 000 euros l'année), au sein d'un pseudo "Conseil d'experts internationaux", en échange du dépôt d'amendements favorables à l'industrie financière. Une quinzaine d'eurodéputés a mordu à l'hameçon et trois d'entre eux auraient joué le "jeu" jusqu'au bout.

Amendements clés en main

Selon le journal anglais, deux des amendements proposés et rédigés par les faux lobbyistes apparaissent sur des documents officiels du Parlement européen. Tel qu'ils ont été rédigés par les journalistes.

Ils étaient censés torpiller la directive Systèmes de garantie des dépôts (94/19/EC) – un texte technique mais destiné à protéger les dépôts de la clientèle contre les faillites bancaires – et la directive 2009/14/EC.

Socialistes et conservateurs

Pas de jaloux. Les deux principaux groupes représentés au Parlement, les socialistes et le Parti populaire européens (PPE), sont visés par ces accusations. En cause, deux députés socialistes : l'ancien vice-Premier ministre roumain Adrian Severin et l'ancien ministre slovène des Affaires étrangère Zoran Thaler et le conservateur (PPE) Ernst Strasser, ancien ministre de l'Intérieur autrichien.

Ce dernier a démissionné dès dimanche, tandis que son collègue slovène a suivi son exemple lundi. Adrian Severin a, lui, décidé de de se mettre en vacance de son poste de vice-président du Parti social-démocrate (PSD, opposition) en attendant les résultats de l'enquête ouverte à la suite de ces révélations – tout en affirmant n'avoir "rien fait d'illégal".

Bons offices

Selon le Sunday Times, Adrian Severin a pourtant envoyé un courriel aux faux lobbyistes, disant:

Juste pour faire savoir que l'amendement que vous souhaitiez a été déposé à temps".

Peu après, il a envoyé une facture de 12.000 euros pour "services de conseil concernant la codification de la directive 94/19/CE, la directive 2009/14/CE et ses amendements". Dans une vidéo, tournée en camera cachée par le Sunday Times, M. Severin donne son accord pour être payé en échange de ces bons offices.

Zoran Thaler a, lui aussi, présenté un amendement, demandant par la suite que l'argent lui soit versé sur le compte d'une société à Londres.

Une odeur spéciale

Un troisième député, Ernst Strasser, a présenté un projet d'amendement via des collègues siégeant dans une Commission et demandé un premier versement de 25.000 euros sur le compte d'une société qu'il détient en Autriche.

Bien sûr je suis un lobbyiste, oui, et je suis ouvert à ça, oui? Le problème est qu'un lobbyiste est un lobbyiste, oui. Et un lobbyiste a une odeur spéciale. Il est vrai de dire que je suis quelque chose comme ça. Alors, nous devons faire très attention",

aurait dit M. Strasser aux journalistes. Aujourd'hui, il nie.

Un quatrième élu du Parlement européen mis en cause par le journal britannique , le conservateur espagnol Pablo Zalba Bidegain, a reçu, lui, reçu le soutien de son groupe qui met en avant le fait qu' "il n'a pas accepté d'être payé".

"Le cas de M. Zalba est différend des trois autres, car quand il lui a été proposé de l'argent, il a saisi ses avocats, considérant que l'affaire était louche", a indiqué le Parti Populaire Européen (Droite).

Conflit d'intérêt

"Au cas où ces accusations seraient confirmées", a averti, pour sa part, le président du groupe socialiste Martin Schulz, "ce serait à mes yeux moralement incompatible avec les règles de notre groupe, même si c'était légal" et "je proposerais alors leur suspension". On ne peut utiliser un mandat socialiste pour défendre des sociétés privées et leurs intérêts", a-t-il souligné.

Travailler comme consultant tout en étant eurodéputé relève du conflit d’intérêt le plus élémentaire : les élus sont au service des engagements qu’ils ont pris devant leurs électeurs, et doivent exercer leur fonction en faisant preuve d’honnêteté, de morale et de probité. Le Parlement doit faire la lumière sur ces allégations, qui entachent la fonction d’eurodéputé",

assure Catherine Trautmann, la présidente de la délégation socialiste française au Parlement européen.

La pointe emmergée de l'icerberg

Mais, de nombreuses ONG ne sont pas du tout surprises par ce nouveau scandale.

C'est un accident qui devait arriver, précise le porte-parole d'Alter-EU (Alliance for lobbying transparency and ethics regulation in the UE). Ce scandale pourrait n'être que la pointe de l'iceberg. Les règles d'éthique et sur les conflits d'intérêts sont simplement trop faibles".

C'est d'autant plus problématique que les pouvoirs du Parlement européen ont été largement étendus depuis l'entrée en vigueur, le 1er décembre 2009, du Traité de Lisbonne.

Les amendements livrés clé en main ne sont pas une nouveauté. Dans une passionnante enquête publiée le 18 mars, l'agence Reuters cite plusieurs eurodéputés. Petit florilège :

  1. Klaus-Heiner Lehne (PPE, Allemand) : "[cette pratique] est complètement habituelle à Bruxelles. C'est normal. Je n'ai pas de problème avec ça". Il travaille pour le cabinet juridique Taylor Wessing, basé à Dusseldorf.
  2. Anja Weisgerber (PPE, Allemande): "[Recevoir des amendements déjà écrits], ça arrive. Je ne vois rien de mal à ça. Je les change et les modifie souvent." Elle travaille, elle aussi, pour un cabinet d'avocats d'affaires, GSK Stockmann. "Elle dit qu'elle a aidé à éliminer beaucoup de dispositions de la directive Reach sur les produits chimiques, dispositions qu'elle voyait comme une menace pour l'industrie bavaroise", précise Reuters.
  3. Jean-Paul Gauzès (PPE, Français): "Pourquoi devrais-je écrire des amendements pire que ceux de l'industrie? Ce sont des sujets très techniques. Ils doivent être écrits précisément. Les lobbyistes les écrivent beaucoup mieux que moi."

Une pratique courante

Fanfaronnades d'eurodéputés? Pas seulement. Le 7 mars 2011, le comité des affaires économiques du Parlement s'est prononcé sur des amendements apportés à un texte de la Commission (destiné à réguler des produits dérivés, les Credit Default Swaps). Le Corporate Europe Observatory conclut son étude sur la question :

Ainsi, huit eurodéputés de différents groupes politiques et de différents pays ont déposé des dizaines d'amendements identiques. Ce qui suggère fortement que ces amendements viennent de l'extérieur du Parlement, vraissemblablement de lobbyistes de l'industrie des produits dérivés.
Dans au moins deux cas, nous avons obtenu le texte écrit par les lobbies financiers et ils sont identiques à ceux soumis par les députés.

Ces amendements inspirés par le secteur bancaire ont finalement été rejetés à une large majorité, grâce aux amendements de compromis proposés par le rapporteur du texte Pascal Canfin.

Autre exemple : un clip diffusé sur EuroparlTV assure que "pas moins de 1 600 amendements ont été mis sur la table" pour une directive concernant la régulation des fonds spéculatif. Le CEO, s'appuyant sur des sources internes au Parlement, estime que plus de la moitié ont en fait été écrits par les lobbies du secteur.

Un danger pour la démocratie

Ces pratiques sont d'autant plus répandues que, comme le rappelle l'association Alter-UE, le Parlement européen ne dispose ni d'un code d'éthique ni même d'un comité d'éthique. Le registre des lobbies mis en place par la Commission en 2008 fonctionne sur la base du volontariat et "seule une minorité de lobbyistes y est enregistrée". Un peu plus de 4 700, quand on estime à 15 000 le nombre de lobbyistes travaillant à Bruxelles.

Cet été, un nouveau registre conjoint à la Commission et au Parlement devrait voir le jour. Toujours sans obligation. Pas sûr que cet instrument soit suffisant pour encadrer des pratiques devenues habituelles. Certains députés en ont pris conscience, qui ont lancé en juin 2010 un appel baptisé Finance Watch:

Nous, élus européens en charge de réglementer les marchés financiers et les banques, constatons tous les jours la pression exercée par l'industrie financière et bancaire pour influencer les lois qui la régissent. Il n'est pas anormal que ces entreprises fassent entendre leur point de vue et discutent régulièrement avec les législateurs. Mais l'asymétrie entre la puissance de ce lobbying et l'absence de contre-expertise nous semble un danger pour la démocratie. Le lobbying des uns doit en effet être contrebalancé par celui des autres.

Face aux puissants lobbies, seule planche de salut : une forme de contre-lobbying.

 

Cet article, écrit le 22 mars 2011, a été actualisé le 1er avril, à 16h40.




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