L'autobiographie de Nicolae Ceauşescu par le réalisateur roumain Andrei Ujica - actuellement sur les écrans - dresse un portrait du dictateur roumain comme on ne l'avait jamais vu. A partir d'images d'archives, le film-documentaire propose une vision réaliste et non idéologique de l'Histoire. Une expérience forte que nous raconte le réalisateur.
Plus de 1000 heures d'images pour réaliser Autobiografia lui Nicolae Ceauşescu. Andrei Ujica et sa monteuse Dana Bunescu ont travaillé pendant un an sur le visionnage et la classification des images de la télé officielle roumaine et des archives nationales. Ils sont ainsi parvenu à construire un regard sur le dictateur à partir des images de sa propre propagande, un tour de force rendu possible grâce à un montage maîtrisé, à une ingéniosité de la mise en scène et un travail méticuleux du son.
À partir de matériaux bruts, vous avez réussi à construire un regard critique sur celui-ci. Comment est née cette approche?
Il est difficile de résumer cela en quelques minutes. C’est un travail qui s’étale sur une vingtaine d’années. J’ai réalisé en 1992 la première partie de cette trilogie, Vidéogramme d’une révolution. Il y avait alors un commentaire. Dans Out of the present, qui raconte l’histoire d’un cosmonaute qui se trouve sur la station Mir pendant la chute de l’empire soviétique, j’ai utilisé une autre technique, le commentaire fictionnel. C’est le journal intime fictionnel du cosmonaute que j’ai écrit.
Avec cette troisième partie je voulais aller au bout de cette méthode. J’avais à disposition une masse d’archives plus importante : 1 000 heures d’images, dont on a sélectionné 260. On a déconstruit ces archives de 260 heures et on a construit une vraie narration historique de trois heures. Il n’y a pas de commentaire.
Ici, l’enjeu était de proposer et démontrer le pouvoir de la pure narration cinématographique. Il s’agissait d’une perspective sur l’Histoire par le récit. C’est une démarche qui correspond à mes convictions. Je voulais faire ressortir la grande narration du monde.
C’est une écriture subjective de l’Histoire ?
Je crois à une objectivité implicite. La narration de l’Histoire devient un produit esthétique, qui a toujours une objectivité implicite. L’objectivité est recherchée par la science. Celle de l’historiographie propose une perspective scientifique sur l’Histoire, mais je ne me situe pas dans cette approche.
Cette objectivité implicite passe par l’image, le son, le support?
Elle passe par la narration, le récit. On peut le faire avec des images et on l’a déjà fait avec des documents écrits. Au 19e ont été écrits toute une série de romans historiques à partir d’archives écrites. D’une même archive, un historien peut faire de l’Histoire et un romancier un roman.
Avant de commencer l’entretien, nous avons parlé de Zola. Votre travail entre t-il en résonnance avec celui de certains écrivains? Dialoguez-vous avec eux ?
Il existe un dialogue, c’est clair, mais je ne veux pas faire de comparaison déplacée avec de grands écrivains historiques du 19e. Mes modèles ne sont surtout pas des romanciers très engagés comme Zola, qui faisait une démonstration sociologique sur le sujet avec une dimension idéologique – nécessaire à l’époque.
Mes modèles sont surtout les grands romanciers, notammant russes, qui ont cherché à prendre en compte toute la complexité humaine dans le développement de l’histoire comme Tolstoï, Gogol, Stendhal et surtout Balzac. C'est un regard sur l’Histoire comme comédie humaine, au-delà de l’idéologie, qui est la condition primordiale pour tout art qui travaille dans le registre du réalisme.
Avez-vous le souhait de transmettre votre approche de l’histoire et votre rapport au monde à travers cette trilogie ? C’est-à-dire d’inciter les gens à développer un rapport plus personnel à l’Histoire, à ce que l’humanité traverse…
C’est exact. Dans mes films, il y a un appel assez direct à la participation du spectateur, c’est le même appel qui vient de la prose réaliste moderne. Le travail d’interprétation est laissé au spectateur.
Il y a certes une part d’interprétation, mais vous nous invitez aussi à ressentir les choses telles que vous les ressentez.
Oui, mais cela relève du côté artistique de la narration. Quand on construit une narration, elle implique une grande participation émotionnelle et affective de la part de l’auteur, qui est ensuite transmise au spectateur. On opère avec toutes les émotions du récit.
Vous avez pris des images de propagande, vous les avez montées et parfois, vous avez utilisé les mêmes schémas de montage que les films de propagande, tout en réussissant à faire émerger cette critique de l’image propagandiste…c’est fort !
En travaillant avec ces images d’archives, j’ai découvert très simplement qu’avec les années, la propagande se déconstruit par elle-même, se tourne vers elle-même. En construisant de nouvelles scènes qui n’existaient pas dans le matériau en prenant un plan par-ci, un autre par-là et on refait la mise en scène, on déplace l’accent sémantique de cette image. La scène finale a un autre sens que le plan initial. Tout cela a été réalisé grâce au grand talent de Dana Bunescu, et je pense qu’elle figurera dans les manuels de montage, pour les séquences de la visite en Chine et en Corée par exemple!
Quels effets techniques avez-vous utilisé pour la mise en scène des séquences?
Nous avons utilisé plusieurs effets simples mais invisibles : des zooms, des effets miroirs entre autres. Par exemple, dans la séquence de la visite en Chine, nous voyons Mao lever deux fois la main. Il s’agit du même mouvement, mais inversé, en miroir, et nous avons l’impression de le voir lever la main droite, puis la gauche, dans un mouvement identique…
Donc ici, c’est le pantin que vous avez voulu montrer !
Exactement.
Cette importance du montage et de l’écriture sonore rappelle le cinéma russe des années 1920. Etait-ce une influence directe, ou légèrement inconsciente ?
C’est une influence très consciente. Dans le réalisme cinématographique, le montage a plusieurs niveaux. Par le montage, on peut refaire une mise en scène idéale, comme un voyage fictif dans le passé. Je construis par le montage des scènes qui n’existent pas telles quelles, je fais émerger une mise en scène à partir d’images filmées par d’autres. La différence avec le cinéma soviétique classique est d’arriver à une vision réaliste ouverte et non idéologique de l’Histoire., et non de faire une démonstration sociale du sujet.
"L'Autobiographie de Nicolae Ceaucescu" est diffusé dans deux salles de cinéma parisiennes. Le documentaire dure 3h00.