Les Européens stressés veulent vivre « slow »
Les Européens veulent ralentir. Mettre fin à la dictature de la pendule, du stress permanent, pour prendre le temps de vivre. Un éloge de la lenteur.
C’est toujours aussi horripilant. En sortant du métro, vous n’êtes pas bien réveillé, mais déjà cela pousse derrière. Vous serrez à droite, laissez filer les plus pressés, qui lèvent les yeux au ciel. A la montée dans le bus, c’est pareil.
Cette dictature de la montre, les Européens en ont assez. 77 % d'entre eux ont l'intention de ralentir leur rythme de vie. "Je suis toujours pressé, je cherche toujours à gagner du temps." Dans ce qui pourrait être un maxime de l’usager matinal des transports en commun, ou de l’automobiliste converti au scooter, 52 % des Européens se reconnaissent, contre 46 % il y a deux ans.
La majorité partage le sentiment de vivre dans l’urgence. Urgence synonyme d’impression de manquer de temps pour tout faire (52 % d’accord en moyenne), et générateur de stress permanent (57 % d’accord). Ces sentiments, précise une enquête menée par Ipsos* en Allemagne, en France, en Grande-Bretagne et en Italie, sont plus marqués dans les pays latins.
Tout va plus vite
"Depuis cinq ans", le temps s’est-il accéléré ? Oui, répondent 49 % des Français. Pour la moitié d’entre eux, tout va même "beaucoup plus vite", et ils sont 80 % à penser que cela va empirer. Tout va plus vite, c’est-à-dire ? Ipsos distingue cinq facteurs :
- Le monde : la "mondialisation" accentue la compétition et donne l’impression d’une "accélération diffuse" face à laquelle on se sent dépassé.
- Autour de soi : le progrès technologique nous rend susceptible d’être joignable 24 h sur 24, 7 jours sur 7… et crée un devoir d’aller plus vite.
- Le travail : le modèle économique actuel valorise la "vitesse" et le "résultat à court terme". Pour le grand public, la crise de 2008 a révélé ses dangers de manière dramatique.
- Le supermarché : la "profusion de biens et services" crée un besoin de "renouvellement incessant".
- La planète : la crise écologique, devenue "incontestable", suscite un désir d’harmonie avec la nature et de développement "raisonné".
"Tortue intérieure"
"Retrouvez votre tortue intérieure", nous exhortait le journaliste canadien Carl Honoré, dans son L’Eloge de la lenteur, en 2004.
Il s’agit de chercher à vivre ce que les musiciens appellent tempogiusto, la bonne cadence, en allant vite lorsque notre activité l'exige et en se ménageant des pauses dès qu'on le peut. Cette philosophie, très simple, est en train de gagner du terrain un peu partout dans le monde,
pensait-il. De fait, depuis la fin des années 1980, la "slow attitude" s’est répandue en réaction à la frénésie de la pendule. En Europe, c’est l’Italie qui a joué les précurseurs. "chi va piano, va sano e va lontano"…
Il y eut la Slow food, en réaction à la mal-bouffe. Le mouvement, créé en 1986 milite aujourd’hui dans le monde entier pour "redonner le plaisir de manger". Dans les conviviums, sortes de banquets, on redécouvre les saveurs et le rythme des saisons.
Slow sex et compagnie
L’Italie est aussi à l’origine de Città Slow, née en 1989 dans une petite bourgade du nord de la péninsule. Les villageois s’étaient opposés à l’implantation d’un McDonald. 142 villes adhèrent aujourd’hui à ce réseau international (dont deux en France : Labastide d’Armagnac et Segonzac, dans les Landes) qui défend "la conscience du temps, des autres et de soi-même"… contre "la vie à toute allure". L’avantage du Slow est qu’il se décline à l’infini : Slow travel, Slow sex, Slow planet, Slow homes, Slow media…
Le slow n’est pourtant pas une simple mode, et encore moins un concept rétrograde. Hartmut Rosa, sociologue allemand, considère que notre "identité" est en jeu.
Le présent raccourcit, s'enfuit, et notre sentiment de réalité, d'identité, s'amenuise dans un même mouvement,
explique l’auteur de Accélération. Une critique sociale du temps, paru en 2010. Dans la vague de l’accélération, c’est tout à la fois la démocratie, les valeurs, et le projet d’émancipation de l’homme qui risquent d’être emportés.
Pour les Européens, jouer à la tortue revient d’abord à "prendre son temps pour faire les choses", montre Ipsos. Ils sont 83 % à trouver que cela vaut le coup. Le besoin de ralentir se traduit aussi par l’appel de la couette ou du hamac, puisque 72 % d’entre eux aimeraient se reposer davantage.
Doucement, mais pas au volant
Ralentir, selon les personnes interrogées, c’est "profiter de la vie". Il s’agit pour eux de "décrocher", de se ménager du temps "où l’on ne fait rien du tout". Comme une soupape, pour évacuer la pression qui est montée durant la semaine de travail.
Dans la liste des effets attendus, "être efficace", "faire moins d’erreurs" et "mieux travailler" figurent à l’inverse dans les dernières positions.
Les slows veulent prendre plus de temps, mais pas pour tout : lorsqu’ils "passent du temps avec en famille", ou avec les amis, quand ils s’adonnent à leurs "loisirs" ou font du "tourisme". En revanche, le slow sex à moins la cote : 30 % seulement aimeraient s’y adonner. Au volant non plus, il ne s’agit pas d’aller moins vite.
Ralentir, à quel prix ?
Tendance affirmée, vouloir prendre son temps apparaît pourtant comme un luxe. Si 26 % des Européens ont "déjà ralenti leur vie", tous ne peuvent pas se le permettre. Au premier chef, les femmes et les jeunes actifs. Ils font partie de ce que l’enquête nomme les "slows contrariés". Ralentir leur semble "impossible", ou bien simplement ils ne savent pas comment s’y prendre.
"Slows assumés" comme "slows contrariés", 41 % partagent toutefois le sentiment d’aller à contre-courant. Et la mauvaise conscience de ne pas faire comme tout le monde. Mais comme tout change si vite…
* L’étude Ipsos (mai 2011) sur "Le Slow, ou l’aspiration des Européens à ralentir" a été réalisée en février dans quatre pays, l’Allemagne, la France, la Grande-Bretagne et l’Italie, auprès de 4 066 individus âgés de 16 à 64 ans (environ 1 015 à 1020 personnes dans chaque pays).