Ex-parisienne, la journaliste Cécile Thibaud, est depuis une décennie madrilène. Dans "Une vie de pintade à Madrid", elle dresse le portrait des Madrilènes émancipées, féministes un brin futiles, mais avec une énergie à revendre.
Les Madrilènes se dévoilent dans "Une vie de pintade à Madrid, portraits piquants des Madrilènes", de la journaliste Cécile Thibaud. Cet "ethno-guide", cinquième opus de la collection "Une vie de Pintade" chez Calmann-Lévy, dépeint une capitale espagnole au féminin, haute en couleurs et généreuse, riche de son hétérogénéité et de ses contradictions. Onze ans de métier dans la cité espagnole ont fait de la journaliste parisienne d’origine, correspondante de l’Express et de la Tribune de Genève, une véritable madrilène, avec la distance bienveillante en plus. Entretien.
Qu’est-ce qui différencie une Madrilène d’une Parisienne ?
Être parisienne est un statut, ça colle une étiquette chic. Alors que se déclarer madrilène, ça veut dire qu'on se sent adoptée par la ville, qu'on sait y vivre et en tirer du plaisir, que l'on connait les codes. Savoir passer au tutoiement après10 secondes de conversation, adopter des horaires de dingues, savoir tailler sa route dans des bars surpeuplés, par exemple… Pas question de statut social!
Et la différence entre une madrilène et une autre Espagnole ?
La Madrilène n’est pas foncièrement différente des autres Espagnoles. Elle est plutôt la somme de toutes les influences du pays, parfois un peu accentuées.
La ‘pija’ (savoureux mélange castillan de snob et de BCBG, selon la définition de Cécile Thibaud) de Salamanca, la rockeuse de Malasaña et la ‘pijipi’ (l’équivalent de la ‘bobo’) de Lavapiés, ont-elles quelque chose en commun ?
Ce que toutes les madrilènes. Elles ont en commun le plaisir d’être dehors. La Madrilène sans tous ses atours est fondamentalement un animal d’extérieur.
De larges espaces du livre sont consacrés à la beauté, la mode etc. Les Madrilènes sont-elles des obsédées de l’apparence ?
Je crois que l’obsession de la beauté, les soins et l’apparence sont des traits féminins en général. Mais à Madrid, la conception de la beauté se décline en spécificités locales (ou de quartiers) : la ‘pija’ du quartier Salamanca accorde beaucoup d’importance aux marques et est à fond dans la surconsommation; la bobo de Lavapiés joue plutôt dans le registre du bio, de l’éthique, de l’ethnique, du troc… Elle a d’autres critères mais elle continue quand-même à consommer. Finalement, ici, la beauté, l’habillement sont des moyens de montrer son appartenance à un groupe. On émet des codes avec son apparence, comme partout, mais de façon plus accentuée encore.
Ailleurs, on cherche dans une certaine mesure à être originale pour marquer sa personnalité. Ici, il s’agit, au contraire, de ne pas se démarquer : on arbore la panoplie complète associée à un groupe social. D’ailleurs, dans les soirées franco-espagnoles, il est facile de repérer les Espagnoles : ce sont celles qui portent le truc en trop, celui de son groupe !
Vous présentez les Madrilènes comme des femmes libérées, mais pas tout à fait : quels sont les ingrédients qui manquent à leur émancipation totale ?
En Espagne, les femmes ont changé tellement vite que la société n’a pas suivi. On peut dire qu’elles sont libérées dans la mesure où elles peuvent se marier, divorcer, vivre en concubinage, elles travaillent… Mais tout repose encore sur leurs épaules. L’Etat providence étant très peu développé, le réseau de crèches publiques est faible, Il n’y a pas d’assistantes maternelles… Tout fonctionne finalement grâce à l’argent et à l’appui familial. Elles cumulent tous les handicaps des femmes occidentales qui travaillent, et ceux, plus typiquement espagnols, comme le manque de services sociaux et les horaires délirants.
A vous lire, on aurait presque l’impression que la société madrilène repose sur un système matriarcal à la fois verrouillé et bien huilé. La grand-mère semble un pilier de l’organisation familiale…
C’est ce que disent les sociologues. On fait appel à la grand-mère, de préférence maternelle, pour la cuisine, les enfants… Et elle est d’accord ! Ceci dit, cette situation ne peut pas durer car on va bientôt arriver à la génération des grand-mères qui travaillent. La solidarité familiale est en général vécue comme un enrichissement et non comme un envahissement comme en France, bien qu’évidemment, il ne faille pas généraliser ! Disons qu’il s’agit d’une commodité appréciée.
D’ailleurs, s’il n’y a pas d’explosion sociale en Espagne malgré la crise, c’est grâce au matelas familial qui joue le rôle d’amortisseur social. A Lorca, après le tremblement de terre qui a fait neuf morts, ceux qui ont fait appel aux services sociaux sont les immigrés. Les Espagnols, eux, trouvent refuge auprès de leurs familles.
En onze ans à Madrid, vous avez pu observer d’énormes changements dans la société…
La société espagnole a fait plusieurs sauts de trampoline alors que les Français sont restés les mêmes. Cet énorme décalage entre le dynamisme des Espagnols, ce changement perpétuel et l’immobilisme de la société française me surprend.
Il y a d’abord eu le boom économique et immobilier qui a conduit les Espagnols à surconsommer. Il y a dix ans, il y avait une véritable ignorance des problématiques du recyclage, des possibilités alternatives de consommation comme le troc ou les vide-greniers. Ce plaisir du neuf dénotait d’un côté nouveau riche un peu naïf.
La société a aussi délaissé son système familial traditionnel. Il y a onze ans, on ne s’installait pas avec son fiancé avant le mariage. On vivait chez ses parents, on économisait et parallèlement on fréquentait un fiancé avec qui on finissait par acheter sur plan un appartement.
En dix ans, ce système a explosé. Il est désormais normal de vivre avec son petit ami et d’avoir des enfants hors mariage. Mais certains aspects perdurent. Ainsi, paradoxalement, la société espagnole est pour le mariage homosexuel, car le plus important, c’est le mariage. Cela permet de faire rentrer les homosexuels dans le rang.
Le livre est fouillé et bourré d’anecdotes. On sent le vécu !
Cela vient d’avoir vécu ici, travaillé ici, rencontré et écouté les gens… Mon métier aide beaucoup quand-même !
Est-ce qu’on devient une madrilène ?
Oui, on devient même rapidement madrilène. On l’est à partir du moment où on apprivoise l’art d’être bien dans la rue et quand on arrête de s’étonner sur les horaires !