Coup d’Etat: le général Evren n’est plus intouchable
Le général Evren, auteur du coup d'Etat militaire de 1980 a été entendu cette semaine par la justice. Cet interrogatoire en régle apparaît comme une mise en garde à l'armée.
Plus de trente ans après le coup d’état militaire du 12 septembre 1980, le général Kenan Evren, principal instigateur du putsh, a été entendu cette semaine, à la veille des élection législatives de dimanche, par la justice turque. Une première à ce niveau dans un pays où le Premier ministre est issu des rangs d'un parti islamiste, certes modéré, mais où l'armée qui se prévaut de la mémoire du pére fondateur de la République, Mustapha Kemal, se veut, elle, la gardienne de la laïcité.
L’entretien de deux heures et demie s’est déroulé au domicile ankariote de cet homme de 94 ans, principal instigateur du putsch et président de la République entre 1982 et 1989.
"Je ne regrette rien"
Interrogé par le procureur Huseyin Gorusen, l’ancien général a déclaré "ne rien regretter".
Chaque jour au moins 20 personnes perdaient la vie. Notre pays était dans un état catastrophique. La police n’arrivait pas à intervenir. Il fallait assurer la sécurité dans le pays."
Si le général Kenan Evren s’est montré coopératif pour répondre aux 12 questions du juge, il avait annoncé il y a quelques années préférer se suicider plutôt que d’être jugé.
Pas de regret non plus de la part du général Tahsin Sahinkaya, interrogé mercredi à Istanbul durant deux heures. Cet homme de 86 ans est avec Kenan Evren le seul membre encore vivant de la junte militaire accusée d’avoir plongé le pays dans l’une des périodes les plus sombres de son histoire.
Uniques dans l’histoire de la Turquie marquée par quatre coups d’Etat (1960, 1971, 1980 et 1997) ces interrogatoires marquent également une nouvelle étape dans le processus de démilitarisation engagé par ce pays candidat à l’entrée dans l’Union européenne.
Depuis 2010, plusieurs centaines de militaires sont poursuivis par la justice civile pour leur participation présumée à des tentatives de coup d’Etat, mais jamais à ce niveau. Dans le même temps, la grande majorité de la classe politique estime que l’armée doit perdre son statut de "tuteur de la République".
Auteurs d'un putsch sanglant
Au moment du coup d’état, la Turquie, alliée de l’occident dans la lutte contre le communisme, vivait une quasi guerre civile, confrontée à des heurts réguliers entre groupes d’extrême gauche et militants nationalistes dans un climat de crise économique. Après plusieurs ultimatums militaires, un conseil de sécurité national dirigé par Kenan Evren prit le contrôle du pays, le 12 septembre 1980 au matin. Dans la foulée, plus de 600 000 personnes furent placées en garde à vue, 1,5 millions fichées, 517 condamnées à la peine de mort et 50 pendues, dont un mineur.
Universités et administrations purgées, parlement dissout, partis politiques, syndicats et associations interdits, le putsch a durablement modifié les structures de la vie politiques et sociales du pays. "Evren a commis un crime contre l’humanité" écrit Ahmet Altan dans les colonnes du quotidien Taraf.
Evren est l’homme qui a envoyé des gens à l’échafaud sans cligner de l’œil. Il est principal responsable des tortures ignobles qui ont eu lieu dans la prison de Diyarbakir. (…) Il a trahi la société et le pays en faisant ce coup d’Etat."
L'armée n'est plus immunisée
L’interrogatoire de ce vieillard qui a consacré ses dernières années à rédiger ses mémoires et à peindre, a été rendu possible par la réforme constitutionnelle du 12 septembre 2010, levant l’immunité des auteurs de coups d’Etat. Dès lors, plusieurs milliers de turcs ont déposé plainte contre la junte, comme Hilal Kaplan, une sociologue de 29 ans. "Je suis très contente de ces derniers développements" commente-t-elle.
Il est essentiel que les auteurs de ce putsch soient confrontés à la justice pour assurer la démocratie dans le pays."
En pratique toutefois, les poursuites contre les auteurs du putsch de 1980 pourraient ne pas avoir de suite. Certains juristes estiment que les crimes pour lesquels ces généraux sont entendus sont prescrits tandis que d’autres les qualifient de crime contre l’humanité imprescriptibles. Le procureur en charge du dossier tranchera la question dans les prochaines semaines en décidant de l’ouverture ou non d’un procès.
Hautement symboliques pour certains, coup d’épée dans l’eau pour d’autres, ces interrogatoires confortent en tout cas la politique menée par le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan… et cela à la veille des élections législatives du 12 juin.