Claude Guéant avait agité la menace d'une "vague d'immigration" après la Révolution de Jasmin. Six mois après la fuite de Ben Ali, le "déferlement" n'a pas eu lieu. Mais, pour les 600 à 2 000 migrants tunisiens qui errent dans les parcs parisiens, sans espoir de régularisation, les conditions de vie sont terribles. Les associations dénoncent l'inaction de l'État français, qui manque "gravement à ses obligations".
Une dizaine de sacs éparpillés ça et là dans la pénombre d'une pièce. Dix mètres carrés tout au plus. Deux hommes de la police municipale surveillent l'entrée. A leur côté, deux employés de la mairie de Paris attendent que les propriétaires de ces bagages de fortune viennent retrouver leurs biens.
Ces affaires ont été retrouvés suite à l'évacuation du gymnase rue fontaine au roi dans le 11ème arrondissement, le mardi 5 juillet. Ils appartiennent à des immigrés tunisiens qui avaient trouvé refuge dans ce bâtiment. L'évacuation du gymnase a été très rapide, trop. Quelques personnes n'ont même pas eu le temps d'emporter le peu qu'il leur reste.
Pour les récupérer, les réfugiés doivent se rendre dans le 12ème arrondissement de Paris, près de la gare de Lyon. Dominique Bordin est sur place, il travaille à la mission SDF de la mairie de Paris. Il ne sait pas si quelqu'un se présentera. Il explique la situation.
Nous ne souhaitions pas rouvrir le gymnase situé rue Fontaine au Roi. L'atmosphère est assez tendue là bas. Nous espérons qu'ici ce sera plus calme.
"Catastrophe humanitaire"
Lors de cette évacuation, 75 migrants tunisiens ont dû quitter le gymnase qu'ils occupaient depuis plusieurs mois. La Mairie de Paris justifie cette évacuation en invoquant la dégradation de l'infrastructure, le manque de sécurité, et des cas de violence trop nombreux.
Nous décomptons environ 600 tunisiens en situation irrégulière. Nous en avons relogé que 300. Les autres vivent dans les parcs et les jardins. Il faut ajouter aussi les afghans, les irakiens et d'autres nationalités. Il y a une catastrophe humanitaire qui nous pend au nez.
Les associations humanitaires parlent de 2 000 réfugiés tunisiens.
Réconciliation franco-italienne au dépens de la libre circulation
On est loin, bien loin de la "vague d'immigration" annoncée à grands cris par Claude Guéant, trois mois après la chute de Ben Ali. En février et mars dernier, des milliers de tunisiens débarquent, au péril de leur vie, sur les côtes italiennes et s'entassent sur la petite île de Lampedusa. L'Italie déclare l'"état d'urgence humanitaire", et entend se débarasser au plus vite de ce qu'elle nomme un "fardeau".
La solution? Des visas temporaires sont accordés à quelques 20 000 migrants (arrivés sur son sol entre le 1er janvier et le 5 avril 2011). La plupart veut se rendre en France. L'hexagone hurle au loup. Claude Guéant monte l'affaire en épingle et trouve des parades juridiques.
Après avoir joué au ping-pong avec les migrants [voir la chronologie interactive], reconduits à la frontière, la France et l'Italie se rabibochent… au dépens de la libre circulation: ils s'accordent pour réclamer un renforcement des contrôles aux frontières de l'espace Schengen [la mesure est toujours en discussion au niveau de la Commission européenne, les eurodéputés s'y opposent].
Ecœuré
Le "déferlement" n'a pas eu lieu. Mais, pour ceux qui ont réussi à passer entre les mailles du filet et à rejoindre Paris, les conditions de vie sont très précaires.
"Ils vivent dans la peur, la fatigue et la faim", déclare Fabien. Le regard profond, la voix rocailleuse et un menton décoré d'une barbiche poivre et sel, Fabien est vêtu de noir de la tête au pied. Une allure d'anar' au grand cœur, il est proche du collectif Action Tunisienne. Son quotidien consiste à serrer des mains, écouter des histoires, prévoir les problèmes avec la police et trouver des solutions.
Fabien va à la rencontre de Yamril (tous les noms de réfugiés ont été modifiés) un jeune homme de 21 ans. Il commencera par lui donner plusieurs tickets de métro.
"Et ne te fais pas prendre !", assène-t-il. "Ce serait trop con que tu te fasses arrêter parce que tu fraudes". Yamril n'est plus à ça près. Il est passé par Lampedusa , après quoi il a traversé l'Italie, pour se rendre en Suisse et s'engager dans la légion étrangère. Ce fut un échec. Yamril se dirige alors vers la France. La désillusion est sévère. Dans le département de l'Ain, il se fait arrêter. La police lui délivre alors une OQTF (Obligation de quitter le Territoire Français). Il est fiché "expulsable".
Le reste de sa vie sera la rue et la misère au quotidien. Yamril est écœuré. Il veut retourner au pays.
1 000 euros pour rentrer en Tunise
Il pense alors de se rendre lui même à l'OFII (Organisme Français de l'immigration et de l'intégration), Fabien l'en dissuade.
Tu t'es déjà pris une OQTF ! Ne vas pas te mettre dans la gueule du loup !
Fabien sort de sa poche le passeport de Yamril et le pose sur la table. "C'est pour ça que tu voulais le récupérer?". Yamril acquiesce de la tête.
Fabien s'explique:
Nous conservons le passeport de ceux qui sont déjà fichés par la police au cas où… Cela leur complique un peu la tâche pour les expulser. Ca paraît incroyable que nous en arrivions là, mais c'est la meilleure garantie pour défendre leurs intérêts. J'ai peur que s'il se présente seul, il soit expulsé sans aucune aide au retour. Il doit se présenter accompagné pour garantir ses droits.
Yamril aurait dû obtenir 2 000 euros d'aide au retour de la part de l'État français… Mais récemment, "les barèmes de l'OFII ont changé", affirme le ministère de l'intérieur. Le statut de la Tunisie n'est plus le même. L'aide au retour pour un tunisien tombe à 300 euros.
La mairie de Paris riposte: la capitale propose, en complément de cette aide au retour, une "aide à l'insertion" de 700 euros. Au final, un réfugié tunisien repartirait donc avec une aide de 1 000 euros.
Fabien dirige alors Yamril vers l'organisme: France Terre d'Asile, en lien avec la mairie de Paris. Le jeune tunisien nous fausse compagnie. Par sécurité, Fabien a gardé son passeport, au cas où…
Des habits secs
Direction les Buttes Chaumont. Là bas une dizaine de personnes attendent Fabien et l'un de ses compères, Emmanuel. Au matin, il a plus à verse. La question d'Emmanuel aux réfugiés est directe: "Avez-vous des sacs de couchage et des habits secs ?" La réponse varie souvent, certains ont réussi à s'abriter, d'autres non.
Au bout d'un quart d'heure, d'autres bénévoles arrivent avec des sacs de couchage secs. La camionnette d'Emmaüs fait son apparition. Café, couverture de survie et bonne humeur sont distribués aux réfugiés. Plusieurs d'entre eux évacuent leur colère. Karim lâchera :
Je suis vivant, mais, c'est la merde. Jamais, je n'ai dormi dans la rue. Jamais. En Tunisie, j'avais un toit.
De la colère, il y en a aussi chez Mady Denantes et Marie Sevestre. Elles agissent pour Médecins du Monde à la demande de la Fédération Tunisienne pour une Citoyenneté des deux Rives (FTCR). Elles constatent chaque jour les dégâts que la rue fait sur ces jeunes hommes.
Très vite, ce sont les cœurs de citoyennes françaises qui parlent à la place de cœurs de "médecins". Le diagnostic est sévère.
Nous sommes en train de casser des jeunes, leurs visages sont marqués par la fatigue. L'État ne veut considérer ces personnes que comme des charges, alors qu'ils débordent d'énergie. Ils pourraient travailler et se rendre utiles. La France a peur de faire les choses correctement.
Pierre Henry, le directeur général de France Terre d'Asile, sera plus sévère. "Le gouvernement refuse la moindre ouverture. Il répond à l'immigration par de la répression policière et par des cases administratives. Le raisonnement du gouvernement est un raisonnement absurde."
"Pour avoir vu la mort, 1 000 euros ce n'est pas assez"
Dans sa structure, nous rencontrons Hamzah. Il accepte de témoigner. Hamzah quitte la Tunisie en Mars avec l'aide des militaires. "Ils nous ont escortés jusqu'à la fin des eaux territoriales", assure-t-il. L'objectif: atteindre l'île de Lampedusa. "C'était bien là bas ; dortoir, douche, nourriture. Nous y étions traité dignement."
En France, Hamzah tombe de haut. Il est assommé par une administration qu'il ne comprend pas. Les français sont moins accueillant que les italiens et la Croix Rouge ne répond pas. Cela fait plus de deux mois que Hamzah galère. Lorsque l'éventualité de retourner au pays pour 1000 euros lui est proposée, voici ce qu'il répond :
Après avoir traversé la mer, et avoir vu la mort de près, 1000 euros, ce n'est pas assez pour moi. Je reste ici !