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Les Champs-Elysées sous la burqa

jeudi, 28 juillet, 2011 - 16:45

Le vigile de la boutique Massimo Dutti sur les Champs Elysées a refusé l'accès à Fatima, Saoudienne qui portait le voile intégral sous prétexte d'appliquer la loi. Témoignages et enquête à Paris et à Riyad.

Nous avons rendez-vous dans un luxueux appartement dans un quartier résidentiel de Maastricht. Larges baies vitrées, ample terrasse et magnifique vue sur la Meuse. Malheureusement, le temps pluvieux donne au paysage un teint plombé qui contraste avec l’accueil chaleureux de nos hôtes.

Ali nous accueille (à sa demande, son prénom a été modifié). Ce jeune Saoudien de 27 ans est cadre supérieur dans une entreprise de plastique et autres dérivés du pétrole dans la région de Maastricht, ville la plus au sud des Pays-Bas. Sa mère Fatima et ses deux sœurs – Nadia et Nora – (des prénoms d'emprunt également) sont venues passer quelques semaines de vacances après de lui. Ils en profitent tous pour visiter l’Europe. L’Allemagne et la Belgique, à quelques kilomètres d’ici – Maastricht étant une enclave entre les trois pays – et la France.

Il veut nous expliquer les mésaventures de Fatima, le 24 juillet dernier sur les Champs Elysées. Ils faisaient du shopping. Mais voilà : Fatima porte le niqab, le voile traditionnel saoudien qui couvre tout le corps et masque le visage, ne montrant que les yeux.

Nous l'interrogeons en anglais.

Comment s’est passée votre visite à Paris? C’était la première fois que vous y alliez?

Pour ma mère c’était la première fois. La visite était très agréable. Les gens ont été très amicaux avec nous. Les policiers nous ont croisés dans la rue et aucun n’a fait de remarque au sujet du voile de ma mère.

Et ensuite ?

Je voulais offrir à ma mère un accessoire de mode que j’avais vu dans la vitrine de Massimo Dutti sur les Champs Elysées. Au moment où nous allions entrer dans la boutique, un vigile nous a arrêté et nous a interdit l’entrée. Il a dit à ma mère : 'ou vous enlevez la burqa et vous pouvez entrer, ou vous sortez immédiatement !'

Et c’est ce que vous avez fait ?

Oui, je ne voulais pas créer de scandale inutile et ma mère était asssez effrayée. Nous sommes allés ensemble dans une autre boutique où elle entrée sans le moindre problème avec sa burqa. Je l’ai alors laissée seule pour qu’elle s’achète quelque chose et je suis retourné chez Massimo Dutti. J’ai demandé à voir le gérant. Il est venu et m’a expliqué qu’il n’avait rien contre nous, mais que la burqa était interdite en France et qu’ils ne faisaient qu’appliquer la loi…

Et vous en êtes restés là ?

Nous ne restions à Paris que trois jours. Mais dès que je suis rentré à Maastricht, j’ai écrit un email au CEO (PDG) de Massimo Dutti.

Et que lui dites-vous dans cet email ?

Je lui explique ce qui nous est arrivé et puis que je suis déçu : que je m’attendais à un autre traitement de la part d’une compagnie multinationale. Je m’attendais à ce qu’ils aient plus d’ouverture vis-à-vis des étrangers. Nous avons été bien reçus partout : à l’hôtel, dans les boutiques. Il n’y a que chez Dutti que nous avons été jetés dehors. Je suis d’autant plus étonné qu’ils ont au moins une dizaine de boutiques en Arabie Saoudite. Ils devraient savoir…"

Nous ne verrons pas sa maman aujourd’hui. Elle fait du shopping à Düsseldorf. Nous prenons rendez-vous pour le lendemain.

Entretemps, nous téléphonons à la boutique Massimo Dutti à Paris pour avoir leur version des faits.

Ali nous a donné le nom du manager ainsi que celui du vigile. Nous appelons donc Paris et demandons à parler au responsable du magasin.

Ce dernier reconnait les faits : son vigile a bien interdit l’accès de l’établissement à la maman d’Ali. Tout au long de notre conversation, il reste calme, poli et précis dans ses réponses.

Pourquoi avoir interdit l'accés à votre boutique à cette personne?

Nous appliquons la loi. La burqa est interdite dans les espaces publics. Donc, nous n’acceptons pas les personnes qui portent un voile intégral.

Dans les autres boutiques des Champs, elle est pourtant rentrée voilée sans problème.

Encore une fois, nous appliquons la loi.

Mais seul la police peut verbaliser. Pourquoi n'avez-vous pas fait appel à elle?

Ce sont les instructions que nous avons reçues et nous les appliquons.

C’est un ordre de votre direction?

Oui, c’est la direction qui nous a donné ces instructions.

La direction française ou la direction générale?

La direction française.

Et dans les autres pays, ça se passe comment ?

On applique la loi locale aussi. Le groupe a des boutiques dans le monde entier. Nous appliquons à chaque fois la loi locale.

Autrement dit, dans vos boutiques de Riyad ou du Qatar, vous appliquez la Charia ?

Oui.

Ce qui veut dire que vous refuseriez l’accès à une femme non-voilée dans une boutique de Riyad, par exemple ?

Euh, non, on la laisserait sans doute entrer…

Mais alors, vous seriez en contradiction avec la loi locale !

[long silence]… En fait, je ne sais pas trop. Ces boutiques dépendent d’un autre département. Moi, je m’occupe exclusivement de Paris Champs Elysées.

La façon dont cette personne a été traitée ne correspond pas du tout aux affirmations de votre site Internet : vous y parler d’éthique, de respect…

J’ai déjà informé ma hiérarchie de cet incident. C’est à eux de traiter le problème à présent…"

Nous sommes curieux de savoir ce qu’en pensent les managers de Massimo Dutti de Riyad ? Comment perçoivent-ils cette situation? Interdiraient-ils l’accès à une cliente qui ne porte pas le voile?

Nous essayons en vain de joindre une des cinq boutiques Massimo Dutti de la capitale saoudienne, et une des cinq autres, réparties dans tout le pays: sans succès. Tant pis, nous ressaierons demain…

Le lendemain, mercredi 27 juillet, nous avons rendez-vous avec Fatima. Elle ne parle pas bien l’anglais, Suziana, avec qui je mène l'enquête parle un peu l’arabe. Moi pas du tout… Heureusement, les deux sœurs, Nadia et Nora sont présentes et peuvent assurer un supplément de traduction si nécessaire.

Etait-ce la première fois que vous veniez en Europe ?

Non, j’étais dejà venue deux fois. Il y a quatre ans et il y a huit ans. En Allemagne : Berlin et Munich. J’adore Berlin. J’y suis toujours bien accueillie. Mais en France, c’était la première fois que j'y allais.

Le comportement des Européens envers vous a-t-il changé depuis votre dernier voyage en Europe?

Non. En général, les gens sont très gentils avec moi, très accueillants. Cela n’a pas changé.

Vous n’avez jamais eu de problème du fait que vous êtes voilée ?

Non. A l’aéroport de Francfort, je leur ai demandé si je devais ouvrir mon voile pour montrer que c’était bien moi sur la photo et ils m’ont dit “Non, c’est OK, je reconnais vos yeux, ça suffit!”. Il y a juste eu une vieille femme ici, dans la rue à Maastricht, qui m’a dit que je devais enlever le voile. Mais ce sont de vieilles personnes, qui ne connaissent rien à l’islam. Donc, je ne leur en veux pas…

[Elle est très étonnée, et très triste lorsque nous lui expliquons que les électeurs de Geert Wilders, le leader islamophobe néerlandais, sont en majorité des jeunes, NDLR]

Et les policiers en France, ils ne vous ont pas embêté?

Non, ils m'ont à peine regardé dans la rue. Il y en avait dans notre hôtel – l’Hôtel Concorde – et personne ne nous a fait de remarque. Il n’y a que chez Masimo Dutti…

Qu’est-ce que vous avez ressenti quand on vous a empêché d’entrer dans la boutique?

De la tristesse et de la peur aussi. Je me demandais pourquoi ce monsieur en uniforme ne voulait pas me laisser passer. J’étais désolée! Ali voulait m’offrir un cadeau et je voyais bien que toute cette histoire le blessait, l’attristait lui aussi.

Reviendrez-vous en Europe ?

En Allemagne et aux Pays-Bas, oui. En France, non, plus jamais”

Nous tentons, une fois encore, de joindre Riyad et finalement, après de multiples tentatives, quelqu’un me répond en anglais mais m'explique que le manager ne le parle pas. Je lui explique la situation. Mais il me répond que lui-même n’est ni musulman, ni Saoudien. Nora prend l’appareil et demande, en arabe, à parler au gérant. Elle lui traduit ensuite nos questions.

Que pensez-vous de cette situation ?

Pour moi, ce n’est pas bon du tout. Ce n’est pas commercial. Pourquoi ne pas accepter tout le monde ? Ce sont des clients, pas des voleurs. Ils nous font vivre.

En tant que musulman, comment ressentez-vous ?

Je trouve ça navrant qu’une compatriote et une musulmane soit traitée de cette façon à l’étranger.

Et si une femme non-voilée se présente chez vous, lui refusez-vous l’entrée ?

Evidemment non. Nous ne refusons l'entrée à personne: c’est une question de liberté. Ce n’est pas à nous de faire la loi…"

Deux boutiques, deux pays, deux conceptions de la loi et de la liberté…

Mais nous restons sur notre faim : nous ne savons toujours pas si un vigile peut interdir l'accés à une boutique parce qu’elle porte le voile. Et nous allons goûter aux voluptés kafkaïennes de l’administration française…

Nous téléphonons  à la préfecture de police de Paris, section des Etrangers. Une dame à la voix enjouée s’excuse de ne pas pouvoir nous renseigner. Mais elle nous donne le numéro des renseignements de la préfecture. Qui nous renvoie à un autre bureau. Qui ne sait pas. Nous appelons alors le commissariat du 8e arrondissement. C’est le premier sur la liste. Un monsieur ne sait pas, lui aussi. Il me passe sa collègue. Charmante, une voix du sud, on croirait entendre les cigales. Elle ne sait pas non plus. Elle nous passe son capitaine.

Nous en profitons pour lui demander comment il applique la loi sur la burqa. J’ai entendu dire que la police n’est pas très enthousiaste…

"Ce n’est pas une question d’enthousiasme, il y a une loi et on doit l’appliquer, c’est tout !"

Et vous verbalisez beaucoup de personnes pour ce motif ?

"Vous savez, on ne verbalise pas du premier coup. On prévient les gens et puis s’ils récidivent, on leur donne une amende".

D'après le ministère de l'Intérieur, 100 femmes (dont 9 à Paris) portant le voile intégral ont été verbalisées depuis l'entrée en vigueur de la loi.




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