L'Ukraine ne fête pas le 20ème anniversaire de son indépendance, ce 24 août, dans l'allégresse. Loin de là. Le pays reste profondément divisé entre pro-Russes et pro-Européens et l'économie est aux mains d'oligarques milliardaires. Des divisions entrenues par Moscou qui veut garder la main sur la "Petite Russie".
C'était un des grands espoirs nés de la dissolution de l'URSS. Le 24 août 1991, la déclaration d'indépendance de l'Ukraine créait une nouvelle nation européenne de 46 millions d'habitants, fondée sur les valeurs de la démocratie et de l'économie de marché. Pour un pays considéré depuis des siècles comme la "Petite Russie", le défi de construire un État nation moderne et ouvert sur le monde s'annonçait considérable. Vingt ans plus tard, les Ukrainiens ne sont pourtant pas vraiment convaincus que le pari ait été tenu et s'apprêtent à célébrer leur anniversaire avec une certaine aigreur.
Des avancées certaines
Le chemin parcouru est pourtant conséquent, et s'est fait de manière remarquablement pacifique. Les Ukrainiens se sont rapidement débarrassés de leur arsenal nucléaire hérité de l'ère soviétique et se sont dotés d'institutions stables et d'un système politique pluraliste. La société civile a, elle, fait preuve dynamisme certain à l'hiver 2004 avec la "Révolution Orange".
Après des mois de protestations et de sit-in dans le centre de la capitale Kiev, des milliers de manifestants étaient parvenus à renverser le président autoritaire d'alors, Léonid Kouchma. Pour Andreas Umland, professeur associé à l'académie Kyiv-Mohyla, "le développement relativement pro-démocratique de l'Ukraine a été un succès majeur", notamment par rapport aux républiques post-soviétiques voisines, la Moldavie et la Biélorussie.
L'Ukraine s'est aussi affirmée sur la carte Européenne en prenant ses distances par rapport au "grand frère" russe. Après avoir participé à la guerre en Irak en 2003 et adhéré à l'OMC en 2008, initiatives fortement désapprouvées par le Kremlin, l'Ukraine, en partenariat avec la Pologne, est coorganisatrice du championnat de football "Euro 2012", Kiev est aussi en passe de conclure un accord d'association avec l'UE, qui instaurera une zone de libre-échange avec les 27 et pourrait conduire, à long terme, à une abolition des visas.
Moscou manipule Kiev
La Russie n'accepte néanmoins pas l'idée d'une Ukraine affranchie. Moscou se plaît à exercer une forte pression sur son ancienne "province", et manipule avec grand art les relations commerciales et de livraisons d'hydrocarbures. Kiev est, en effet, très dépendante du gaz russe, et se débat pour obtenir du titan Gazprom, bras armé du Kremlin, des conditions d'achat honnêtes. Les deux pays se sont livrés de véritables "guerres du gaz", au cours desquelles les approvisionnements à l'Ukraine ont parfois été interrompus en plein cœur de l'hiver.
Forte de cet outil d'influence, la Russie est parvenue à prolonger la présence de sa flotte de la mer Noire à Sébastopol, en Crimée, jusqu'en 2042, et ne manque jamais d'exprimer son opinion sur les affaires intérieures.
Un pays "partiellement libre"
Des affaires intérieures qui donnent un goût amer à l'anniversaire du 24 août. Les "Orange" n'ont pas su tenir leurs promesses révolutionnaires et à réformer le pays, qui subit maintenant une austérité drastique face à une crise économique sans précédent. Le nouveau président russophile, Victor Ianoukovitch, se démarque par une pratique autoritaire du pouvoir et un contrôle accru des médias, tout en confortant un régime d'oligarchie et de corruption généralisée.
Le rapport 2011 de l'ONG "Freedom House" a ainsi rétrogradé d'un cran l'Ukraine, de pays "libre" à "partiellement libre". La persécution des opposants politiques est aussi pratique courante.
L'ancien premier ministre Ioulia Timochenko, égérie de la "Révolution Orange", est en procès depuis la fin juin pour abus de pouvoir dans la négociation d'un accord gazier en janvier 2009. A la suite de sa mise en détention le 5 août, l'ensemble de la communauté internationale, y compris même la Russie, a dénoncé la manipulation du processus judiciaire à des fins politiques.
Trois fois plus pauvres que les Polonais
Malgré un certain dynamisme qui tranche avec la morosité soviétique, le développement que les pays d'Europe centrale et les États baltes ont connu, n'est pas au rendez-vous. L'économie manque de réformes de fond et d'investissements structurels. Les Ukrainiens demeurent trois fois plus pauvres que leurs voisins polonais, tandis que l'économie du pays est sous la coupe de puissants oligarques, dont certains figurent parmi les personnalités les plus riches du monde.
Si un sondage récent a révélé qu'environ 80% des Ukrainiens approuvent l'indépendance de leur pays, la même proportion estime que leurs conditions de vie se sont dégradées depuis 1991. Ils sont ainsi des milliers à tenter leur chance ailleurs, et le pays compte maintenant moins de 46 millions d'habitants.
La lenteur avec laquelle l'État-nation s'affirme est encore plus problématique pour l'Ukraine. En effet, l'identification claire à un État indépendant ne va pas de soi. Cœur historique de la culture russe, l'Ukraine a été directement rattachée à Moscou de la fin du 18ème siècle à 1991, et lourdement russifiée. Environ 30 % de la population, principalement à l'est du pays, se déclarent Russes. La pratique de la langue ukrainienne demeure minoritaire par rapport au russe, notamment à Kiev, la capitale.
Division sclérosante
Cette division linguistique se retrouve dans les résultats électoraux; l'Ouest votant en majorité pour des partis pro-ukrainiens et pro-européens et l'Est se prononçant plus pour des partis russophiles. Les divisions qui en découlent s'avèrent dramatiques et sclérosent la construction d'une histoire nationale ou même la définition des priorités du pays.
Et l'évolution actuelle n'est guère encourageante : Victor Ianoukovitch et le premier ministre Mikola Azarov sont connus pour leur faible maîtrise de l'ukrainien et leur préférence "naturelle" pour le russe. Nombre de leurs décisions sont jugées contraires à l'intérêt national car trop conciliantes avec la Russie. Le conseil municipal d'Ivano-Frankivsk, grande ville de l'ouest, a ainsi accusé, début août, le président Ianoukovitch de mener une politique "ukrainophobe".
En attendant, alors que le pays fête ses 20 ans, la fête est austère. Alors que le 71ème anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale a été célébré avec faste, le gouvernement a minimisé les dépenses et a renoncé à organiser une parade officielle à Kiev. Et ce 24 août semble bien plus rythmé par des manifestations des partis d'opposition en soutien à Ioulia Timochenko que par l'union nationale.