La télévision néerlandaise a diffusé jeudi soir une émission hallucinante : des immigrés en voie d'expulsion se sont affrontés sur des questions concernant l'histoire des Pays-bas et le fonctionnement de ses institutions. Le vainqueur n'a pas gagné pas le droit à l'asile, mais 4 000 euros... qu'il touchera après avoir été expulsé.
VPRO, une chaine publique néerlandaise proposait jeudi 1er septembre un nouveau "quiz show", un jeu télévisé basé sur la connaissance des Pays-Bas. Le nom du programme joue sur l’ambivalence : "Weg van Nederland" signifie à la fois "Fou des Pays-Bas" et "Hors des Pays-Bas".
Cinq candidats se sont affrontés lors de ce "quiz" sur les Pays-Bas.
Le gagnant s'est vu décerné le titre de "fou des Pays-Bas" après avoir répondu à des questions sur le pays, son histoire, sa culture, ses institutions. Les perdants, eux, ont été déclarés "hors des Pays-Bas".
Mais en réalité, dans tous les cas, les candidats sont "hors des Pays-Bas" et on pourrait même dire "hors-jeu". Car ce quiz très spécial ne s’adressait qu’à des demandeurs d’asile dont le droit au séjour a été refusé. Ils ont donc reçu l’ordre de quitter le territoire…
Parmi les cinq candidats qui s’affrontaient jeudi soir en prime time, une jeune Camerounaise étudiante en techniques aéronautiques affrontera un étudiant en langues slaves qui se verra expulsé vers la Tchétchénie…
C'est Gulistan, un Arménien, qui a "gagné". Finement, le présentateur du show lui a demandé s'il avait "une dernière chose" avant d'être expulsé. Réponse:
Oui, Bonjour Hollande. Est ce que vous voyez maintenant tout ce que j'avais à vous offrir?
La chaîne de télé, elle, lui "offre" 4 000 euros de prix. Mais seulement lorsqu’il aura rejoint son pays d’origine. Car, annonce la production, si la somme lui était versée avant son départ, l’administration néerlandaise la saisirait aussitôt.
Et parce que c'était pas encore assez glauque, les perdants sont repartis avec une boîte à cirage, un kit de survie, une gilet pare-balles et un sac de bulbes de tulipes.
Voyage d'agrément
Le téléspectateur néerlandais, lui, a pu tester ses connaissances pendant le jeu. Un voyage vers Curaçao, capitale des Antilles Néerlandaises, était à gagner.
La différence, bien entendu, est que l'heureux téléspectateur est libre de retourner aux Pays-Bas à la fin d’un voyage d’agrément…
Une chaîne protestante connue pour sa qualité et ses provocations
VPRO est une chaine publique proche de l'église protestante. Elle est reconnue pour la qualité de la plupart de ses programmes, mais aussi pour ses tendances volontiers provocatrices.
Mais ici, elle touche à un sujet tabou jusqu’alors dans les médias: la politique d’immigration des Pays-Bas. Le sujet est tellement provoquant, alors que la société néerlandaise est durement divisée sur le sujet, que nombreux sont les commentateurs qui ont cru à un canular, à un jeu joué par des acteurs, comme dans le cas d'un précédente émission "The Big Donor Show". Dans celui-ci, un donneur devait choisir le candidat-receveur à qui il cèderait son organe vital. Cette accusation de canular a été immédiatement rejetée par la chaîne.
Les justifications du programme "Weg van Nederland" sont presque aussi hallucinantes que le contenu: Frank Wiering, le rédacteur TV de la chaîne assure en effet "vouloir donner un visage à ces demandeurs d’asile déboutés."
Nous jouons à un jeu du genre "j’aime les Pays-Bas" avec cinq demandeurs d’asile expulsés afin de montrer à quel point ils sont Néerlandais. Nous ne racontons pas d’histoire pathétique, mais nous montrons qui ils sont. Et que le péché est de les faire partir. Ce sont donc de vrais demandeurs d’asile expulsés. Ils s’en vont vraiment. Le vainqueur avec une valise de 4.000 euros,
Une réalité écoeurante
Ces propos cyniques ont choqué bon nombre de téléspectateurs ainsi que les médias, mais, curieusement, semblent rencontrer un certain écho au sein des instances qui s’occupent des demandeurs d’asile. Ainsi, Wouter van Zandwijk, membre d’un groupe de soutien aux demandeurs d’asile Vluchtelingenwerk – travail des réfugiés – affirme : "bien sûr, ce programme est écoeurant, mais admettons-le : la réalité est écoeurante, elle aussi."
En réalité dans ce pays, ces gens manquent d’alternatives légales. Tandis que leurs enfants reçoivent une bonne éducation et s’intègrent vraiment bien. Cela vous force à réfléchir : d’abord, vous investissez dans les gens et puis, lorsque vous êtes sur le point de récolter les fruits de ces investissements – juste avant qu’ils ne deviennent des contribuables néerlandais, durs à la tâche – alors on les expulse !,
rapporte la radio néerlandaise RNW
Frank Wiering, le rédacteur TV de la chaîne, surenchérit :
Ma première réaction était : quelle idée horrible ! Et puis, j’ai examiné la question de plus près et j’ai décidé : nous devons le faire ! Weg van Nederland attire l’attention sur le fait que, de nos jours, de nombreux demandeurs d’asile qui sont expulsés ont des enfants qui ont vécu aux Pays-Bas pendant huit ans, voire davantage. Ils ont une bonne éducation, parlent parfaitement le néerlandais et n’ont vu leur pays d’origine qu’à la télévision. Nous croyons qu’il est temps d’arrêter et de réfléchir à tout cela.
Il ajoute :
les candidats sont très intelligents, sûrs d’eux, tout à fait capables de décider par eux-mêmes s’ils doivent participer ou non. En termes de goûts, je trouve qu’un programme comme "Idols" (l'équivalent néerlandais de "La nouvelle star" NDLR) est bien plus contestable. D’abord, on fait croire aux gens qu’ils vont devenir des superstars et puis après trois apparitions sur scène, ont les envoie tout droit vers une vie de déception et d’alcoolisme.
Des réactions contrastées
Ce sont surtout les médias internationaux qui se sont émus de ce programme. Quant au public néerlandais, ses réactions sont contrastées. Les commentaires sur le blog de la chaîne VPRO dénoncent surtout la politique menée par les Pays-Bas.
Comme celui du blogueur Orchidée qui déclare :
Scandaleux ! Pas le programme. Mais la façon dont les Pays-Bas traitent les demandeurs d'asile. Les animaux ont plus de droits que les humains ici. Et par humains, je veux dire les demandeurs d'asile. Car ce sont des gens qui travaillent, mangent, dorment, tombent amoureux, rêvent et ESPERENT !
D’autres, comme Hans, estiment "que donner de l’argent pour montrer des demandeurs d’asile à la télé est vraiment la putain de limite!"
Beaucoup croient à un canular : "on voit bien que c’est du toc, tout comme Donorshow. VPRO touche le fond, cette fois !" réagit Piet. Joop va dans le même sens : "on voit tout de même bien que c’est tout faux !"
Jan-Pieter appelle les fonctionnaires de La Haye à "ouvrir leurs yeux et les oreilles et à regarder l’émission. Parlez vraiment avec ces gens et jugez-les après. Et ne décidez pas derrière un petit bureau au quatrième étage que ces gens n’appartiennent pas aux Pays-Bas !"
Betweter, lui, dénonce "les demandeurs d’asile qui travaillent au noir, tandis que les Néerlandais sont écrasés de taxe". Ce à quoi Sabina répond que
les demandeurs d’asile travaillent au noir pour 55 euros par semaine et qu’ils ne demanderaient pas mieux que de trouver un job régulier.
L’obsession de l’intégration
Ce que ces commentaires pour le moins contradictoires reflètent surtout, c’est la polarisation de la société néerlandaise, polarisation qui s’accentue chaque jour davantage à l’écart des grands médias.
Lorsqu’on lit la presse, écoute la radio ou regarde la télévision, ce qui frappe le plus c’est l’omniprésence des thèses populistes: Geert Wilders, Rita Verdonck et la droite dure du gouvernement Rutte ne parlent que des difficultés d’intégration, de la menace islamique, des problèmes des jeunes "terroristes des rues" (traduisez "jeunes Marocains et Antillais des quartiers pauvres de Rotterdam et Amsterdam") ou de l’invasion des demandeurs d’asile.
Le journal de gauche De Groene Amsterdammer s’est livré à une expérience intéressante. En avril dernier , (jeudi 21 avril 2011, année 135, numéro 16) il a publié un dossier hors-série sur les "10 plus grands problèmes des Pays-Bas". Il a interrogé pour ce faire 75 chercheurs et/ou professeurs en sciences sociales. Il a eu l’excellente idée de traduire les réponses à ces questions par des infographies très parlantes publiées en parallèle sur leur site Internet.
A la question, quel est le problème le plus surévalué ? , un tiers des chercheurs a répondu sans hésitation : l’intégration. Des Saoudiens en séjour professionnel aux Pays-Bas m’ont demandé récemment pourquoi on entendait sans cesse le mot "islam" à la radio hollandaise…
Une société polarisée
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Mais ce discours médiatique souffre en réalité de cécité partielle. Travailleurs sociaux, responsables politiques, historiens et autres sociologues observent, eux, une polarisation croissante de la société néerlandaise.
Les politiques déclarent que leur travail devient chaque jour plus difficile dans un climat aigu de haine réciproque entre la droite et la gauche. Annemieke Nijhoof, directrice générale de l'administration de l'Eau au ministère des transports et de l'eau vient de démissionner de son poste, dénonçant le climat "dur et grossier" qui règne aux Pays-Bas. Elle se dit "inquiète du glissement de ce pays et appréhende les prochaines élections".
Elle explique au journal NRC Handelblad :
1,6 million de nos concitoyens sont traités par le PVV comme des fondamentalistes ennemis de notre état de droit. Je ne peux plus trouver de l'énergie et de l'implication dans mon travail dans un tel climat.
Joost Bosland, psychologue clinicien et auteur d’un documentaire très remarqué aux Pays-Bas sur les demandeurs d’asile, "26.000 gezichten" (26.000 visages) a élaboré dans un petit livre paru en 2010 une théorie de "maladie sociale". Pour lui, la polarisation du pays, cette vision en "noir et blanc" de tout problème, cette opposition irréductible entre gauche et droite procèdent d’une "régression collective".
Dans son ouvrage De waanzin rond Wilders, Psychologie van de polarisatie in Nederland (La Folie autour de Wilders, Psychologie de la polarisation aux Pays-Bas) paru en 2010, il compare cette évolution socio-politique à celle d’une "personnalité borderline" ayant perdu le contact avec la réalité et se réfugiant dans une perception manichéenne où le monde redevient enfin lisible.
La Turquie et l’Europe s'inquiètent
Le discours musclé de Geert Wilders au sujet de l’immigration, le poids de son parti sur la politique du gouvernement minoritaire de droite de Mark Rutte, les orientations de plus en plus dures de la politique néerlandaise d’immigration suscitent des inquiétudes à l’étranger.
Recep Tayyip Erdogan, le Premier ministre turc, a exprimé son inquiétude sur la radicalisation des Pays-Bas en matière d’immigration.
Je ne peux pas m’exprimer sur les problèmes internes des Pays-Bas, a-t-il déclaré au journal NRC Handelblad, mais, en politique, je m’oppose directement à la radicalisation. La voie juste est la voie du milieu. Du radicalisme, il ne vient que des malheurs pour les personnes et pour le pays.
Erdogan s’est également dit préoccupé par le sort des ressortissants turcs aux Pays-Bas.
Ce à quoi Geert Wilders, le leader populiste directement visé par la remarque du politicien turc, a répondu que Monsieur Erdogan est un "islamiste de l’espèce la plus dangereuse" ainsi qu’un "total freak".
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Mais le chef du gouvernement turc n’est pas le seul a se faire du souci pour cette politique musclée des Pays-Bas. Cécilia Malmström, commissaire européenne des affaires intérieures s’inquiète des nouvelles exigences du gouvernement néerlandais, notamment en matière de regroupement familial.
Elle a rappelé au ministre néerlandais Gerd Leers que le regroupement familial est un droit fondamental et que les Pays-Bas sont le seul Etat-membre à vouloir un changement fondamental dans ce domaine.
Cette émission enfoncera-t-elle encore le coin plus profondément entre les deux versants de la société néerlandaise ? Ou la provocation allumera-t-elle l’étincelle propice à un nouveau débat plus ouvert sur les enjeux migratoires aux Pays-Bas ? Oserons-nous dire que les paris sont ouverts ?