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L’aide humanitaire, victime collatérale du 11 septembre

lundi, 12 septembre, 2011 - 15:12

Au nom de la guerre globale contre le terrorisme menée par Washington depuis les attentats du 11 septembre 2001, les associations humanitaires doivent surmonter un système de contrôle inquisiteur des autorités américaines et européennes partout dans le monde. Un sérieux handicap dans les situations d'urgence.

5 septembre 2011 : l'unité d'analyse de la sécurité alimentaire de la FAO en Somalie déclare que 750.000 de personnes risquent de mourir avant la fin de décembre. De l'autre côté de l'Atlantique, les Etats-Unis s'apprêtent à commémorer les victimes des attentats du 11 septembre 2001. Quatre lettres unissent ces deux évènements apparemment sans lien : GWOT, ou "global war on terrorism".

Dix ans après la déclaration de cette guerre, le bilan fait état de nombreuses victimes collatérales : les civils irakiens, afghans et pakistanais, le droit à la vie privée des américains, mais aussi – bien qu'on en parle moins – l'aide humanitaire.

En Somalie, par exemple, les ONG américaines présentes ne doivent pas seulement affronter les énormes défis posés par la famine. Elles doivent aussi combattre contre les lois antiterroristes de Washington qui exposent à des poursuites judiciaires quiconque aide – même involontairement – des organisations terroristes.

Or une partie du territoire somalien est contrôlée par la milice islamiste Al Shabaab : impossible donc de faire parvenir nourriture et médicaments à la population sans courir le risque qu'une partie de ces aides ne profite aussi aux miliciens.

Situation tendue

Malgré les paroles rassurantes du Département d'Etat – qui s'est engagé à ne pas poursuivre les ONG américaines travaillant en Somalie et pouvant démontrer leur "bonne foi" – la situation reste tendue. Le Huffington Post a recueilli les témoignages de plusieurs coopérants qui se disent inquiets, car ce statut exceptionnel n'est accordé qu'aux organisations financées par USAID, l'Agence des Etats-Unis pour le développement international.

De plus, expliquait un coopérant, "dans deux ans le gouvernement pourrait changer et ne pas se sentir obligé de respecter des engagements verbaux pris par l'administration Obama".

Le cas de la Somalie est loin d'être isolé. Un peu partout dans le monde, de manière plus ou moins directe, la lutte contre le terrorisme a lourdement affecté le travail des ONG et des associations caritatives. Un mois à peine après les attentats contre le World Trade Center, le GAFI (Groupe d'Action financière, organisme intergouvernemental crée en 1989) publiait "Huit Recommandations spéciales pour lutter contre le financement du terrorisme". La huitième concerne les organisations à but non lucratif (OBNL) et invite les pays à

garantir que les OBNL ne puissent pas être utilisés par les organisations terroristes", tout en précisant que "les mesures adoptées […] pour protéger le secteur des OBNL contre toute utilisation abusive ne doivent ni déstabiliser ni décourager les activités caritatives légitimes".

C'est pourtant bien ce qui est arrivé. Dans de nombreux pays, les critères d'attribution des financements, publics aussi bien que privés, sont devenus presque impossibles à respecter. Les autorités et les fondations demandent, en effet, énormément d'informations sur les projets des ONG et sur leurs partenaires du Sud. Or recueillir ces informations prend du temps, de l'argent, et risque de saper la confiance entre les ONG occidentales et leurs partenaires sur le terrain.

Le piège des "listes noires"

Les nombreuses listes des individus et des entités terroristes, critiquées par les défenseurs des droits de l'homme pour leur nature arbitraire et peu transparente, constituent un autre piège. Les cas de l'ONG britannique Interpal, œuvrant dans les Territoires palestiniens, est à cet égard emblématique : les Etats-Unis refusent de la retirer d'une de leurs nombreuses "listes noires" bien qu'une enquête des autorités britanniques ait démontré sa non-implication avec le Hamas.

Les associations caritatives islamiques ont été particulièrement touchées par la guerre contre le terrorisme, surtout aux Etats-Unis, où elles sont devenues automatiquement suspectes. Les ONG engagées dans les processus de paix et de réconciliation sont tout aussi mal vues.

L'arrêt rendu le 21 juin 2010 par la Cour Suprême dans le cadre de l'affaire "Holder v Humanitarian Law Project" ne laisse aucune place aux nuances : fournir du "soutien matériel" – et on entend par cela aussi bien de l'aide technique que de la formation ou de l'expertise – aux organisations considérées comme terroristes est un crime fédéral, passible d'une peine allant jusqu'à quinze ans de prison.

Concrètement, cela veut dire qu'une ONG américaine ferait mieux d'abandonner tout projet de promotion de la paix au Sri Lanka ou dans le Kurdistan si elle veut éviter des ennuis avec la justice.

Confusion entre humanitaires et militaires

Dans le contexte de la guerre contre le terrorisme, les gouvernements européens se sont plus ou moins alignés sur les positions de Washington, ce qui n'a pas échappé au Parlement de Strasbourg. Dans un rapport présenté le 20 juillet 2011 – et qui devrait être voté demain, 13 septembre – le Parlement dresse un bilan mitigé de la politique antiterroriste de l'Union européenne, et

exhorte le Conseil et la Commission, lors de la révision des mesures relatives à l’établissement de la liste noire et au gel des avoirs, à porter une attention particulière à l’opinion des ONG et de la société civile, afin que les ONG ne soient pas injustement handicapées dans leur travail avec des organisations partenaires".

Marco Rotelli, secrétaire général de l'ONG italienne Intersos, ne cache pas son amertume. Selon lui, la principale conséquence de la guerre contre le terrorisme est "une plus grande difficulté à distinguer les différents acteurs présents sur le terrain". Pour conquérir "les cœurs et les esprits" ("hearts and minds") des populations locales, les militaires sont employés dans des projets humanitaires, suivant la logique des "3 D" : Défense, Diplomatie et Développement.

"Ces dernières années nous avons vu augmenter la présence des Provincial Reconstruction Teams dans des pays comme l'Afghanistan et l'Irak", explique Rotelli.

Des hommes armés et en uniforme distribuent de la nourriture, des ingénieurs militaires construisent des écoles et des puits… Tout cela a des répercussions très graves sur l'action humanitaire : nous sommes confondus avec les militaires, nous devenons la cible de représailles ou d'attaques de la part des milices rebelles, nous voyons notre champ d'action s'éroder jour après jour".

Guerre globale

Le secteur humanitaire est donc, malgré lui, toujours plus associé aux intérêts sécuritaires des Etats-Unis et de leurs alliés, qui voient dans le développement un moyen pour vaincre le terrorisme. Mais il y aussi des gouvernements qui, sous prétexte de contribuer à cette "guerre globale" contre le terrorisme, en profitent pour réprimer des ONG politiquement gênantes.

Face à une telle détérioration de leur situation, comment ont réagi les ONG et les associations caritatives pendant ces dix dernières années ? Une étude publiée en 2010 par l'International Journal of Not-for-Profit Law dénombrait cinq réactions principales : se plier un minimum aux nouvelles règles, les ignorer, les dénoncer publiquement, les attaquer en justice ou tenter de les changer de l'intérieur, en collaborant avec les autorités.

En 2005 la Suisse a lancé "l'initiative de Montreux", pour promouvoir "la coopération avec des organisations caritatives islamiques". L'ONG néerlandaise Cordaid ainsi que l'International NGO Training and Research Centre (INTRAC) ont organisé de nombreuses rencontres pour évaluer l'impact des mesures antiterroristes sur la société civile.

Léger mieux depuis Obama

Aux Etats-Unis, le Charity and Security Network se bat depuis 2008 pour réduire cet impact. "Sous l'administration Obama, il n'arrive plus que des charities soient automatiquement interdites ou que leur comptes soient gelés", explique Kay Guinane, directeur de programme du réseau.

Aujourd'hui il y a plus de dialogue avec le Congrès et le gouvernement, mais il reste encore beaucoup à faire. Nous demandons une réforme de la loi concernant le 'soutien matériel' et des procédures qui règlent l'inscription sur les listes de terroristes. L'administration Obama n'a encore rien fait de concret pour résoudre ces problèmes".

Peut-on espérer une amélioration de la situation? Jude Howell, professeur de Développement International à la London School of Economics, n'en est pas si certaine :

Je pense que les ONG se sont en quelque sorte habituées, comme si une situation exceptionnelle était désormais devenue normale. Les gouvernements n'ont aucune intention d'abroger les mesures antiterroristes. Lorsque Osama Ben Laden est mort, Obama a été très clair: 'Sa mort ne marque pas la fin de nos efforts'. C'est pourquoi il est essentiel que les ONG continuent de se battre pour obtenir un changement".


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