38,2% des Européens seraient atteint de troubles neurologiques ou mentaux, selon une étude récente. Le chiffre impressionne et a été largement repris sur Internet. Alors, 164,8 millions d'Européens devraient se faire soigner : info ou intox ?
La dépression touche quelque 121 millions de personnes dans le monde et les troubles de l'humeur bi-polaires, concernent 2% de la population française. Selon l'Organisation mondiale de la santé (OMS), en 2020, la dépression sera la 2ème cause mondiale d'invalidité, après les maladies cardiovasculaires, tous âges et sexes confondus, indique l'association France-dépression, qui a organisé hier la 8ème Journée européenne de la dépression.
Début septembre 2011, une étude du Collège européen de neuropharmacologie assurait que plus d'un tiers des Européens seraient atteint de troubles neurologiques ou mentaux. Selon les chercheurs, la dépression touche 6,9% de la population européenne. Info ou intox? myEurop a enquêté.
(De nos archives) Le constat a fait le tour de la presse en ligne il y a une dizaine de jours [début septembre]: un Européen sur trois serait atteint de troubles du cerveau. 38,2% plus précisément, un chiffre qui englobe les cas de dépression majeure, les troubles maniaco-dépressifs, mais aussi la dépendance à l’alcool ou encore… la sclérose en plaque.
Trente pays européens – soit une population totale de 514 millions de personnes – ont été étudiés par le "Collège européen de neuropharmacologie" (ENCP). Publiée début septembre, l'analyse en conclut que de nombreuses personnes atteintes ne sont pas prises en charge comme elles le devraient. Inquiétant, non ?
A première vue, évidemment. Les commentaires et extrapolations sommaires vont ainsi bon train. Les Européens confrontés à la crise économique seraient atteint de "burn out" mental. Pourtant avant d'extrapoler, qu'en est-il de la réalité de ces chiffres et de la fiabilté de cette étude?
"Du grand n'importe quoi"
Elle compile une somme d’études disparates et de données rassemblées au cours des années 2000, validées par des experts nationaux choisis par l’ENCP. A y regarder de plus près, on s’aperçoit que leur point fédérateur est un certain DSM-IV… DSM ? "Diagnostic and Statistical Manual of mental disorders", le manuel des troubles mentaux édité par la fameuse American Psychiatric Association (APA).
Son principe est de définir une pathologie à partir des signes apparents des troubles. L’outil est utilisé dans le monde entier. Le hic, c’est qu’on ne peut catégoriser de façon aussi radicale les troubles liés au cerveau. Gilles Hubersfeld, neurologue à l’Hôpital de la Pitié-Salpétrière :
L’esprit DSM, c’est de créer de grandes catégories à partir de l’observation des symptômes. On pousse à son paroxysme la logique des critères. Ceux-ci sont élargis et ce qui passait pour la normalité bascule dans la pathologie. On en vient de plus à gommer les variabilités individuelles qui, dans ce domaine, importent beaucoup. Cela donne ce chiffre d’un Européen sur trois atteint de troubles du cerveau, ce qui paraît, dans une société civilisée, être du grand n’importe quoi.
Catherine Meut est psychiatre, psychanalyste et préside le centre d’accueil "Intervalles" qui organise des consultations sans rendez-vous le week-end, à Paris. Elle détaille:
Le DSM est basé sur des questionnaires effectués auprès de patients. La méthode repose sur la maxime "à une cause tel effet". Or le psychisme de l'être humain n’est pas aussi simple. D’autant que le sujet peut mentir, qu'il ne peut comprendre que ce qui est à sa portée, c’est-à-dire parfois pas grand-chose… Bref, le DSM a tendance à assimiler les humains à l’espèce d’étude favorite des scientifiques: les rats.
6,9% de dépressifs en Europe ?
Exemple avec l’un des chiffres-phares de l’étude: 14% des Européens souffriraient de troubles anxieux. Derrière ce terme générique, se cachent des variations qui ne recoupent pas forcément les mêmes problèmes. Catherine Meut questionne:
Qui n’est pas anxieux, stressé, angoissé de temps en temps ? Effectivement, avec ce genre de catégorisation, les chiffres grimpent très vite…
Même problématique pour la dépression, qui selon l’étude touche 6,9% de la population européenne. Sarah Abitbol, psychanalyste et professeur à l’Université Paris-VII, donne notamment des consultations gratuites aux personnes qui n’en ont pas les moyens au Centre de consultation psychanalytique et de traitement (CPCT), rue Chabrol à Paris:
Lorsqu’on reçoit des personnes qui se disent dépressifs au CPCT, on se rend compte que chacun parle de dépression pour désigner quelque chose de particulier. Parfois ce sont de simples troubles psychologiques, un mal-être…
Simpliste
Les termes utilisés par le DSM sont un enjeu crucial, et font à ce titre l’objet de longs débats au sein de l’APA. Ainsi dans le numéro 41 de la revue de psychiatrie Abstract [novembre-décembre 2009], les addictologues Alain Derveaux et Xavier Laqueille, analysant les travaux préparatoires de la déjà controversée cinquième version du DSM prévue pour mai 2013, font part d’un conflit sémantique au sein de l’APA pour qualifier les alcooliques et les accrocs à la drogue. Faut-il utiliser "dépendance" ou "addiction" ?
Selon un troisième groupe d’auteurs, en particulier Hasin et Babor, trouver un terme adéquat est illusoire. La terminologie peut varier selon les disciplines : épidémiologie, génétique, santé publique, pharmacologie… […] Hasin cite par ailleurs une étude l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) montrant que les patients qui présentent des conduites addictives sont de toute façon stigmatisés dans toutes les cultures et que les termes de dépendance et d’addiction sont connotés à peu près de la même façon partout dans le monde.
Mais le biais le plus évident de l’étude est encore la confusion entre troubles neurologiques et troubles mentaux, pourtant placés dans le même sac. Les 38,2% de "dérangés du cerveau" comprennent aussi bien des psychotiques que des personnes victimes de sclérose en plaque…. Un abus qui conduit à penser que les causes et les solutions à ces deux types de problèmes sont les mêmes. Or, rien de plus différent, rappelle Gilles Huberfeld :
Un trouble neurologique comprend des lésions repérables dans le cerveau, pas un trouble mental. Neurologie et pyschiatrie sont séparées depuis longtemps ! Bien sûr, un trouble mental n’existerait pas sans la production de pensée par le cerveau, mais ses causes sont souvent à chercher ailleurs que dans un dysfonctionnement des neurones.
"Occupez-vous de notre cerveau !"
Quand on lit la conclusion de l’étude, faisant des troubles du cerveau "l’un des plus grands défis du XXIème siècle", et appelant à une prise en charge accrue des besoins en la matière, on est pris d’un doute. Les auteurs auraient-ils en tête de soigner les 164,8 millions d’Européens qu'ils estiment dans le "besoin" ? Certes, les médicaments, les neuroleptiques pour les dépressifs par exemple, peuvent être utiles : ils apaisent. Mais, selon Sarah Abitbol,
Ils ne guérissent pas les sujets de ce dont ils souffrent au quotidien. D’ailleurs, on observe que les personnes médicamentées demandent de s’en passer au bout d’un moment car les médicaments ne font pas sentir la réalité normalement. Elles veulent se confronter au réel en pleine possession de leurs moyens.
Catherine Meut va plus loin encore:
A la lecture de l’étude, on se demande ce que les auteurs recherchent vraiment… Qu’on leur dise : "occupez-vous de notre cerveau" ? J’y vois d’abord la volonté de chercher à attirer l’attention des hommes politiques par un effet d'annonce. Les liens des experts du DSM avec l'industrie pharmaceutique ont également été démontrés depuis longtemps. Et au-delà, je vois dans cette étude une volonté de puissance et de contrôle sur la population très inquiétante.
Un avis que l’écrivaine Lisa Appignanesi a bien résumé: on "médicalise la normalité". Les Européens s'en passeraient bien.