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Lirio Abbate: « Berlusconi est entre les mains de la mafia »

mercredi, 5 octobre, 2011 - 13:33

Lirio Abbate, journaliste au magazine italien L'Espresso, enquête depuis plusieurs années sur la mafia et ses liens avec les politiques. Il a échappé de peu à un attentat à Palerme. Alors que Silvio Berlusconi veut faire voter une "loi bâillon" pour la protection de la vie privée pour sa propre impunité judiciaire, il estime que cette loi bénéficiera aussi au crime organisé.

MyEurop : Le projet de loi sur les "interceptions", ou loi sur les écoutes, est en cours de discussion au Parlement. L'opposition et les médias dénoncent une atteinte à la liberté d’expression. En tant que journaliste, que pensez-vous de cette loi également dite "du bâillon" ?

Lirio Abbate : Quand la justice est en passe de pouvoir inculper Silvio Berlusconi, les politiques de sa majorité pondent à chaque fois une nouvelle loi, pour empêcher le jugement ou la poursuite de l’enquête en lui assurant une nouvelle immunité. C’est le cas de cette loi sur les écoutes. Les alliés du chef du gouvernement dénoncent une violation de la vie privée de la part des journalistes.

Or c’est grâce à ces écoutes que les journalistes peuvent avancer sur des enquêtes concernant les organisations secrètes et les scandales politiques. Officiellement, cette loi ne concerne pas à la mafia. Pourtant, elle nous empêche d’avoir accès à des dossiers en cours et de publier certains éléments. Les uniques bénéficiaires de cette loi seront les mafieux en cols blancs en quête d’immunité.

Silvio Berlusconi et ses proches sont régulièrement inquiétés pour association mafieuse, comme son ex-bras droit, Marcello Dell’Utri, ou le président du Sénat, Renato Schifani. Cela concerne-t-il uniquement le Parti de la Liberté de Berlusconi ou tous les partis politiques ?

Silvio Berlusconi a un passé particulièrement obscur. Il a toujours refusé de s'expliquer sur l'origine des fonds, dés le départ très importants, dont il a bénéficié pour créer ses entreprises. Quelle est la nature de ses rapports avec la mafia de Palerme et quels secrets partage-t-il avec Dell’Utri ? En réalité, le Premier ministre est dans les mains de la mafia depuis les années 1970. Silvio Berlusconi est un modèle, l’idéal type des "cols blancs", ces entrepreneurs mafieux qui ont fait carrière en politique.

Mais presque tous les partis ont des liens avec la mafia, que cela soit à droite, à gauche ou au centre. Le seul parti qui échappe à la criminalité organisée est la Ligue du Nord. Certes, il y a un peu de corruption et ce parti est amené à voter l’immunité de politiciens corrompus dans le cadre de son alliance avec le Parti de la Liberté (La Ligue du Nord gouverne aux côtés du PdL). Néanmoins l’implication de la mafia reste faible dans le Nord de l’Italie.

Pourquoi la mafia a gangréné, avant tout, le sud de l'Italie?

Si la Cosa Nostra en Sicile, la Camorra à Naples, la ’Ndrangheta en Calabre, et la Sacra Corona Unita dans les Pouilles sont devenues si fortes, c’est du fait d’un manque total d’Etat dans le sud de l'Italie. Celle-ci a connu un fort développement entre les années 1950 et 1970 à une époque où seuls les mafieux faisaient respecter des règles et une certaine forme de justice. Face à la pieuvre, les structures judiciaires et policières étaient très faibles. Les organisations du crime organisé ont pris la place de l'Etat défaillant.

Et aujourd’hui ?

Il y a un consensus social fort qui existe dans le Mezzogiorno à l’égard de la mafia. Et pour cause : les mafieux sont les seuls qui donnent un travail aux jeunes. Par mafieux il faut entendre "entrepreneurs mafieux". Ce sont eux qui ouvrent de grands centres commerciaux et des centres d’activité. Cette popularité explique pourquoi la population les aide, que ce soit pour se cacher ou pour obtenir de faux-papiers. C’est ici toute la force de la mafia et aussi toute sa dangerosité: elle a, dans le sud, l'appui informel du plus grand nombre. Elle est chez elle.

Un mafieux repenti m'a expliqué comment son organisation se sert de la force de l’exemple pour asseoir son pouvoir. Dans les années 1980, à Palerme, une femme se fait voler son sac. Au cours du vol, l’agresseur lui entaille profondément le visage. La police arrête un homme le lendemain, qu’elle met en prison. La mafia conduit parallèlement sa propre enquête. Deux jours plus tard, elle découvre que le vrai voleur est un palermitain. Elle l’interroge, le tue et lui coupe la tête qu'elle met dans un coffre de voiture avec un écriteau sur lequel est écrit "Ceci est la fin destinée aux personnes qui déshonorent Palerme". Les mafieux appellent alors la police pour lui indiquer où se trouve le vrai coupable. Ainsi elle démontre publiquement que c’est elle qui "gère" la justice.

Vous avez été victime en 2007, d’un attentat à la bombe devant votre domicile. Depuis vous vivez sous protection policière permanente. Comment faites-vous pour trouver des sources et enquêter dans ces conditions ?

Peut-être devrais-je venir vivre en France ! (rires) C’est effectivement très difficile de travailler dans ces conditions. Mes sources ne peuvent plus rester incognito comme avant et je n’ai aucune idée de la date à laquelle je pourrai me passer de protection.

Ces quatre années m’ont permis d’affiner mes techniques d’investigation. Grâce à elles j’ai pu rester sur le territoire et continuer à mener de grandes enquêtes, comme celles que je publie dans l’Espresso.

Après l’attentat, vous n’avez jamais pensé à fuir à l’étranger?

A une époque j’étais anéanti. Les menaces et intimidations étaient devenues permanentes. Je me suis alors éloigné de Palerme et je suis allé vivre à Rome pour continuer mes enquêtes sur la mafia. Dans le même temps, il y avait des chefs d’entreprises qui commençaient à dénoncer la Mafia. En brisant l'omerta, ces entrepreneurs risquaient non seulement leurs vies mais celles de leurs entreprises. Ils prenaient un risque majeur et je me suis dit que je devais, comme eux, refuser de céder à la peur panique.

En m'expatriant à Rome, en renonçant, je les laissais gagner. Je suis donc revenu à Palerme et trois jours après mon retour ils ont placé une bombe devant mon domicile. Heureusement j’étais déjà sous protection policière et la police a alors pu désamorcer la bombe avant son explosion. C’était néanmoins un signal fort. A partir de ce moment j’ai décidé de rester à Palerme et de ne pas fuir. Et la police m’assure, dans une certaine mesure, une sécurité. Tant que l'Etat m'assurera une protection, je resterai en Sicile.

Quelles formes prennent les pressions qui s’exercent sur vous ?

Mis à part la bombe et quelques tentatives d’intimidation classiques, lettre anonymes notamment, les pressions les plus graves sont en majorité indirectes.

Lors d’une série d’écoutes téléphoniques, la police a découvert que certains planifiaient mon élimination. Ils ont réussi à déjouer leur projet, mais apprendre par autrui que quelqu'un se prépare à vous tuer, même si ce n'est pas une surprise, est une information… très marquante. Certains politiques m’ont aussi poursuivi en justice pour diffamation.

C’est une forme d’intimidation car il est difficile pour un journaliste de supporter les coûts judiciaires et les longs procès. Mais la plupart des politiques ne vont pas jusque-là, car ils ont peur que le procès prouve, au contraire, leur culpabilité. Cependant je n’exclus pas que ce soit des politiques qui aient fait passer le message aux mafieux qui veulent ma disparition …

Avez-vous déjà été victime de la censure dans votre carrière journalistique ?

Jamais à l’Espresso…. Nous avons toujours donné les informations et cela de manière approfondie. Dans le passé, cela est arrivé.

Au sein de quel journal ?

(Silence)…


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