Bert Kruismans est le premier humoriste flamand à avoir franchi la barrière non seulement linguistique mais aussi culturelle entre Wallons et Flamands. Portrait, entretien et cours accéléré de belgitude avec l'auteur de "La Flandre pour les nuls", qui triomphe sur les planches et à la télévision belge néerlandophone et francophone.
Assise dans le hall de l'Hotel Bloom de Bruxelles, je regarde Bert Kruismans à travers la baie vitrée qui donne sur la rue Royale. Blouson et pantalon en cuir noir, casque rouge à la main, il s'apprête à monter sur sa moto, sous l'objectif d'une caméra de télé. Son attachée de presse, Isabelle, me rassure: le tournage est presque fini.
De mon point d'observation, je distingue les moustaches légendaires du plus célèbre des humoristes flamands. Si célèbre que tout le monde le veut… dans son lit! Aujourd'hui, il s'est dévoilé face à la journaliste de la Rtbf Sophie Frison, qui vient de lancer "Au lit avec Sophie", une nouvelle séquence de son programme "Sans chichis". Samedi dernier, Victoire, le magazine du week-end du quotidien Le Soir, l'a immortalisé sous des couettes blanches, le regard songeur.
Notre interview se déroule dans un cadre plus orthodoxe: la brasserie de l'hôtel. Une musique lounge remplit la salle au décor kitsch, tendance bling-bling. Kruismans a un petit creux. Il commande des "rigatoni à la pancetta et piments rouges".
Né en 1966 à Alost, chef-lieu de la province de Flandre Orientale, Kruismans a déjà établi deux records: il a lancé le stand-up en Flandre (en 1997) et il est le premier humoriste néerlandophone à s'être produit devant un public francophone. C'était il y a à peine trois ans, et ce n'est pas sans trac qu'il a décidé de franchir la frontière linguistique. Mais nous y reviendrons.
Etre Belge? Une bénédiction pour un humoriste
Déjà pendant ses années d'étude en philosophie ("on peut tout faire après!") et en droit ("international, car je voulais devenir ambassadeur et boire du whisky tax-free dès 11 heures du matin"), Kruismans fait du théâtre et de la radio. Puis un jour un ami l'invite voir un nouveau genre de comédie, qui fait fureur dans les pays anglo-saxons. "A la fin du spectacle je lui ai dit que c'était nul, et que même moi j'aurais pu faire mieux", raconte Kruismans en embrochant un rigatone. "Il m'a répondu: 'Très bien, dans deux semaines c'est à toi d'essayer' ". C'est ainsi qu'en 1997 Kruismans crée le premier collectif de stand-up du pays, The Comedy Circus, avec son ami Peter Perceval, qui depuis est aussi son producteur.
Au fil des années le succès grandit, puis explose lors de sa deuxième tournée, en 2004, avec le spectacle België voor beginners (La Belgique pour les débutants). Il faut dire que, pour un humoriste, naître en Belgique est en quelque sorte une bénédiction, car le pays est une source inépuisable et paradoxale source d'inspiration.
Kruismans signe un troisième spectacle en 2007, un quatrième l'année suivante. Sans doute aurait-il pu rester sur cette voie, confortablement entouré de flamands, mais voilà qu'en 2008 la fantaisie lui prend de tenter sa chance parmi les compatriotes francophones.
Comme bon nombre de flamands, Kruismans parle français, mais sans l'aise que confère une langue maternelle. "Je me rappelle encore, je roulais vers Tournai et j'étais très, très nerveux", dit-il en esquissant un sourire sous ses moustaches en guidon. "Je me disais: dans quelques heures, je saurai si je suis capable d'animer un public dans une autre langue". Cela se passe plutôt bien, même s'il se rend compte alors qu'il y a énormément de travail à faire. Encouragé par son collègue francophone Bruno Coppens, il décide de se lancer.
Flamand venu en mission de paix
En 2009 il est premier belge néerlandophone à participer au Festival international du rire de Rochefort. La nouveauté est telle que "pendant les présélections, le jury m'a pris pour un Wallon qui imitait un Flamand!". Son spectacle La Flandre pour les nuls obtient le Prix des cafés-théâtres.
Depuis, en Wallonie et à Bruxelles il est connu comme "le Flamand venu en mission de paix". L'air inoffensif, presque gêné, son personnage entre en scène et annonce avec un accent exagérément prononcé qu'il a été chargé par le ministre du tourisme flamand de redorer l'image de sa région auprès des wallons. C'est le début d'un cours accéléré, qui verra tous les clichés concernant les deux communautés linguistiques passer au crible d'un humour décapant.
Le spectacle non seulement cartonne, mais attire un public mixte composé de francophones et de néerlandophones: une exception dans un pays où l'incommunicabilité culturelle demeure la règle. Pierre Kroll, le dessinateur du quotidien Le Soir, est inconnu en Flandre. Tom Lanoye, considéré depuis des années comme l'un des plus grands auteurs flamands contemporains, a été traduit en français, pour son livre La langue de
ma mère, publié seulement en 2011, et encore, par un éditeur parisien (La Différence).
Comment est-ce possible? Kruismans a une théorie bien précise à ce propos, mais Isabelle suggère d'interrompre momentanément l'interview afin de conjurer le refroidissement des pâtes. "Elles sont bonnes", nous informe Kruismans avant de passer à une nouvelle bouchée, "mais trop salées".
Profitant de la pause, Isabelle et moi déplorons cette mode saline qui sévit dans les restaurants, puis évoquons la fin de la crise politique belge. Entre deux rigatoni, Kruismans reconnaît avoir bien profité de ces seize mois de non-gouvernement, surtout pour ses chroniques hebdomadaires sur La Première, chaîne radio de la Rtbf. Mais il est convaincu, comme Isabelle, que ces longues négociations sont le prix à payer pour avoir un gouvernement qui reflète le plus possible les intérêts de la majorité des citoyens. C'est le "système belge", et il semble ne pas leur déplaire.
Pigeon migrateur
Après m'être assurée que l'assiette est vide, je relance ma question sur Kroll et Lanoye. "C'est très simple", répond Kruismans. "Les gens deviennent connus grâce aux médias, mais en Belgique nous n'avons pas de médias nationaux. Ils sont tous régionaux. L'émission 'Cinquante degrés nord', sur Arte Belgique, est la seule occasion pour les francophones de découvrir des artistes néerlandophones".
J'enchaîne avec une autre question, car le temps presse : quelles sont les différences principales entre l'humour flamand et francophone? "Les flamands sont plus crus, ils sont influencés par les humoristes anglophones, surtout américains. Et puis, ils utilisent plus souvent le patois dans leurs spectacles – il ne faut surtout pas parler un néerlandais impeccable si on veut se faire comprendre, presque personne ne le parle en Flandre", explique-t-il. "Et en plus on risque de passer pour un intello", ajoute Isabelle. "Ou pour un Hollandais", complète Kruismans, me laissant incertaine sur le risque qui est le plus à craindre.
Pour ce qui est des sujets tabous, la différence est tout aussi nette : les blagues sur la famille royale font désormais bailler les flamands, alors qu'en Wallonie elles peuvent encore susciter un certain agacement. En Flandre, par contre, on n'apprécie pas trop la satire visant les politiciens les plus populaires. "Beaucoup de flamands ont besoin d'un grand sauveur en politique: ça été d'abord Guy Verhofstadt, ensuite Steve Stevaert, puis Yves Leterme et enfin Bart De Wever. Et quand on critique ces héros, ça peut énerver. Mais critiquer les gens au pouvoir, pour un humoriste, c'est obligatoire. Il y a des statues et il y a des pigeons, et moi je suis un pigeon".
Et, qui plus est, un pigeon migrateur ! Après avoir porté son België voor beginners aux Pays-Bas, Kruismans va bientôt s'atteler à l'adaptation pour la France de La Flandre pour les nuls. Il faudra attendre 2013, mais entretemps il y a-t-il un livre qu'il conseille aux lecteurs curieux de la Flandre? "Le chagrin des belges, de Hugo Claus. Il l'a écrit en 1983, mais ce roman est encore essentiel pour comprendre l'âme des flamands".