La Belgique est désarmée face au trafic et à l’exploitation économique des êtres humains. Des réseaux criminels, qui s'adaptent en permanence pour échapper à la justice, en tirent des plantureux bénéfices. État des lieux et exemples de cet esclavage moderne.
Premier volet de notre série sur l'exploitation économique des êtres humains.
La "Traite des êtres humains"? Les premières images qui nous viennent à l’esprit sont celles de la prostitution ou de la pédophilie. Il existe pourtant d’autres formes d'exploitation de la misère humaine qui, pour être plus insidieuses et pratiquement invisibles, n’en sont pas moins dramatiques. Mais aussi dangereuses, tant pour les personnes qui en sont victimes que pour les sociétés qui ferme les yeux sur des sous-traitants sans aucun scrupule.
Le Centre pour l'égalité des chances et la lutte contre le racisme, une agence fédérale belge, détaille dans son dernier rapport annuel plusieurs cas d’exploitation économique relevant, selon lui, de "la traite des êtres humains". Il plaide pour "une professionnalisation de la lutte contre les trafics" puisque ces derniers connaissent, eux aussi, une professionnalisation croissante.
Le Centre met en avant deux affaires particulièrement exemplaires des méthodes des trafiquants de main d'œuvre.
Des carwashes qui ne lavent pas très blanc
Le premier dossier est celui d’une chaîne de lavage automatique des voitures. Les faits ont été commis en Flandre, à Hasselt, Louvain et Turnhout. Et dans les trois arrondissements judiciaires, ont retrouve les mêmes noms associés à la même chaîne de carwashes. Il s’agit d’un véritable réseau criminel afghano-pakistanais, "bien connu de la police" (sic) et dont l’un des membres était employé à l’ambassade d'Afghanistan.
La plupart des employés travaillaient dix heures par jour pour 40 à 50 euros, avec de faux passeports sous avec un statut d’indépendant, ce qu’ils ignoraient : ils pensaient avoir signé un contrat de travail et être salariés. Leur employeur effectuait une "retenue à la source" obligatoire de 300 euros par mois pour leur "logement": une pièce à l’arrière du carwash, où ils s’entassaient à 4 ou 5. S’il pleuvait et qu’il n’y avait pas de clients, ils n’étaient pas payés.
Menaces des anciens "employeurs"
Une grande partie des travailleurs de cette “entreprise” n’a pu être retrouvée, leurs documents étant faux… Les gérants de ces carwashes changent régulièrement de raison sociale et de nom. Les fonctions au sein de celles-ci sont également sujettes à un jeu de chaises musicales permanent. Le siège des entreprises a, lui aussi, la bougeotte: de Liège à Maline en passant par Bruxelles. L’un de ces gérants, un Pakistanais, était impliqué dans 16 sociétés, dont des carwashes, des magasins de nuit, des phones-shops, etc. C’est un employé véreux de l’ambassade afghane qui fournissait les faux-passeports : à 4.000 euros pièce… Payés par les victimes et récupérables sur leurs futurs gains, bien entendu.
Tout ce petit monde a été présenté devant le tribunal correctionnel de Turhnout le 19 octobre… et a été acquitté car deux signatures manquaient sur deux documents fournis par les victimes ! Résultat: la société est de nouveau en activité, avec les mêmes gérants en coulisse. Tout va bien, merci !
Créativité sociale et fiscale permanente
L’autre dossier – qui met encore mieux en lumière les lacunes du droit européen en la matière – concerne une chaîne de nettoyage de toilettes publiques des restaurants sur les autoroutes.
Les gérants de cette entreprise, mais aussi le donneur d’ordre, la société qui gère les restauroutes, ont fait preuve d’une créativité permanente pour payer une misère ses salariés.
- Première phase. En 2005, la société d'entretien n’a pas de contrat avec l’exploitant des toilettes publiques. L'accord est verbal. Les travailleurs sont logés à la même enseigne. Ils n’ont pas non plus de contrat écrit. Mieux : ils paient pour obtenir un emploi !
- Deuxième phase. Fin 2005, les deux sociétés signent un contrat et les travailleurs sont engagés sous un faux statut d’indépendant.
- Troisième phase. L’entreprise allemande "importe" des travailleurs "détachés" respectant ainsi en apparence la législation européenne. Mais ces derniers disposent de faux contrats: ils travaillent à temps partiel pour 450 euros brut par mois. En réalité, ils travaillent 12 heures par jour, 7 jours sur 7, pour une rémunération qui approche les 1200 euros mensuels.
- Quatrième phase. L’entreprise allemande propose à la société des restoroutes des "travailleurs indépendants détachés d’Allemagne". Pourtant, ceux-ci ignoraient tout de leur condition d’indépendants et une commission rogatoire envoyée en Allemagne a pu établir que les documents de détachement avaient été délivrés sans aucune vérification…
Trous noirs dans la législation
Le rapport souligne le fait que pas un seul des travailleurs exploités n’a obtenu le statut de "victime de la traite des êtres humains". Le Centre plaide donc pour un élargissement de la définition légale qui la mettrait plus en adéquation avec la réalité.
Là aussi, la Justice s'est avérée impuissante. Les différents dossiers ont été jugés séparément. Aucun juge d’instruction n’a été saisi pour les trois premiers, sous la juridiction du Parquet de Turnhout. Celui-ci avait demandé au parquet fédéral – compétent pour l’ensemble du pays – de regrouper tous les dossiers et de coordonner l’action en justice. Ce qui a été refusé…
Seul l’auditeur du Parquet de Gand et le juge d’instruction ont "pris vigoureusement en mains" le quatrième dossier. Selon notre interlocutrice au Centre d’Egalité des Chances le procès de ce réseau criminel s’ouvrira fin novembre 2011. Mais elle nous prévient déjà que ce procès risque de durer des mois… s’il n’y a pas de vice de procédure !
Un autre phénomène commun à ces dossiers est la complexité du système mis en œuvre pour exploiter les travailleurs. L’utilisation de sous-traitants en cascade complique singulièrement l’action des services d’inspection et de la justice.
Dans le cas de l'entreprise de nettoyage, comme le souligne le rapport, le seul élément commun du dossier est le donneur d’ordre.
La chaîne de restoroutes a affirmé qu’elle ignorait l’existence de ces pratiques d’exploitation. Elle est pourtant soupçonnée du contraire, dans la mesure où il ressort de l’analyse des dossiers qu’elle a joué, en tant que donneur d’ordre, un rôle important de continuité dans les différentes formes d’exploitation par paliers."
La Belgique – contrairement à la France – ne dispose pas d’une législation qui permette d’incriminer toute la chaîne de sous-traitance depuis le donneur d’ordre jusqu’au travailleur en passant par les divers intermédiaires, sous-traitants, organismes recruteurs, etc. Elle ne permet même pas de récupérer les cotisations sociales non-versées par les sous-traitants… Encore moins d’engager la responsabilité pénale d’un donneur d’ordre qui a profité d’une situation d’exploitation de travailleurs dans le cadre d’une sous-traitance…
L’Europe donne son feu vert
La Belgique dispose d’une déclaration obligatoire pour le recours à des travailleurs indépendants détachés d’un autre Etat-membre européen : la LIMOSA. Celle-ci doit être complétée avant l’arrivée du travailleur et que son contrat de service ne commence.
Mais la Cour de Justice Européenne a jugé qu'elle était "incompatible avec les règles européennes en matière de libre prestation des services". Sous couvert de libre circulation des biens et des personnes, la législation européenne – et surtout son interprétation libérale par la Cour de Justice Européenne – facilite le travail des trafiquants et complique celui de la police et de la justice.
Trois axes de lutte contre l’exploitation
Face à la professionnalisation du crime organisé et de la traite des êtres humains, le Centre pour l’Egalité des Chances et de Lutte contre le Racisme propose trois axes de lutte :
- Une meilleure collaboration des acteurs de terrain : c’est l’unique moyen de briser "la chaîne des responsabilités" depuis le donneur d’ordre jusqu’au travailleur. Cela passe par une meilleure coordination des arrondissements judiciaires. "Cela implique aussi, au niveau international, un meilleur échange d’informations et une collaboration accrue entre les autorités des États membres".
- Une meilleure sensibilisation des employeurs et des secteurs : cela passe par les fédérations patronales, les syndicats, les services d’inspection, mais aussi les services sociaux, les hôpitaux, etc. Tous ceux qui à un moment donné peuvent être en relation avec des personnes victimes de la traite des êtres humains.
- Faire de la traite des êtres humains une priorité politique : depuis 2003, le Centre plaide recommande "l’adoption d’une loi instaurant la co-responsabilité financière des donneurs d’ordre dans le cadre de la traite des êtres humains à des fin d’exploitation économique". En vain. Depuis 8 ans, la législation n'a pas bougé d'un pouce.
Demain, 2ème volet de notre série consacrée à l'exploitation économique et à la traite des d'êtres humains: "Les Italiens préfèrent les bonnes étrangères corvéables à merci".