Le procès de 11 journalistes accusés d'avoir soutenu un complot contre le premier ministre Erdogan s'est ouvert aujourd'hui en Turquie. Il pose le problème de la liberté de la presse, dans un pays où 63 journalistes sont derrière les barreaux alors que 50 autres sont menacés de les rejoindre.
Rien ne prédisposait des journalistes d’horizons aussi différents que Bedri Adanir, Soner Yalcın ou Ahmet Sik, à apporter leur contribution à la même publication. Kurdes, nationalistes de gauche, islamistes ou journalistes d’investigation, ils sont 39 à avoir participé, de leurs cellules, au premier numéro du "Journal emprisonné" sorti cet été en Turquie et dont le numéro deux est en préparation.
Prisonniers politiques ?
Cette initiative est une première mondiale dont les dirigeants turcs ne peuvent être fiers explique Ercan Ipekci, président du syndicat des journaliste de Turquie et qui a porté ce projet à bras le corps.
Réaliser un tel journal est un travail de longue haleine. Il faut communiquer à plusieurs reprises par lettre avec nos collègues emprisonnés dans tout le pays avant de recevoir leurs articles écrits à la main et les mettre en page".
Ce premier numéro comprend 12 pages d’articles, auto-interviews et commentaires de journalistes dont certains sont en détention provisoire depuis plus de 3 ans. Tous sont poursuivis pour "appartenance" ou "soutien" à une "organisation terroriste" ou pour "propagande terroriste".
"Ces journalistes ne se seraient probablement jamais croisés dans la même rédaction dans des conditions normales", regrette Ercan Ipekci.
Notre but a été de leur donner la parole pour qu’ils puissent se défendre. Sont-ils des terroristes ou défendent-ils des opinions ? Aucun d’entre eux n’a pris les armes, jeté de cocktail molotov ni suivi d’entrainement terroriste !",
s’insurge-t-il en pointant du doigt la loi anti-terroriste passée en 2006 par l’actuel parti au pouvoir (AKP, Parti de la justice et du développement).
Une législation préoccupante
Après cinq années d’application, les critiques pleuvent sur cette loi. La semaine dernière, lors d’une conférence à Istanbul, le Commissaire européen chargé de l’élargissement, Štefan Füle, a exprimé sa "préoccupation envers cette législation anti-terroriste et ses interprétations qui ne protègent pas convenablement la liberté d’expression".
Le journaliste d’investigation Ahmet Sik est devenu, malgré lui, le symbole des abus de cet arsenal juridique. En mars, il a été arrêté pour son aide supposée à l’organisation terroriste nationaliste Ergenekon, alors même qu’il finissait la rédaction d’un brulot sur la confrérie religieuse de Fethullah Gulen. Le 18 septembre dernier, une manifestation de soutien au journaliste emprisonné depuis 200 jours avait réuni des centaines de personnes dans les rues d'Ankara, dont de nombreux journalistes protestant contre le contrôle du pouvoir sur la presse.
Ce mardi, après 8 mois de détention, il participe à la première audience de son procès aux côtés de 11 autres journalistes. La semaine dernière, son ouvrage, interdit avant même sa publication et qualifié par le premier ministre de "bombe", a été officiellement présenté au public.
La presse sous contrôle du gouvernement
D’après le Syndicat des journalistes, 63 journalistes et éditeurs sont actuellement en détention. "Il est temps de trouver une solution", estime Ercan Ipekci qui a participé à l’envoi au gouvernement de propositions concrètes pour amender certains articles clés de la loi anti-terroriste. Mais à Ankara, les réponses se font attendre.
La région s’embrase, les affrontements se poursuivent avec le PKK, il semble très difficile de pouvoir amender une telle législation actuellement",
regrette-t-il.
Du côté du gouvernement, les durées de détention provisoire soulèvent, certes, des critiques, mais les autorités soutiennent ouvertement le bien fondé de ces arrestations. Le premier ministre Erdogan, qui a lui même passé 10 mois derrière les barreaux en 1999 pour avoir déclamé un poème, a estimé la semaine dernière "être en train de construire une Turquie où le droit à la liberté de publier, de parler et d’écrire librement est assuré". Des propos qui font sourire Ertugrul Mavioglu.
Dans les années 1990, le chef d’état major convoquait les journalistes pour leur dire ce qu’il fallait écrire ou non, maintenant c’est le pouvoir civil".
Ce journaliste critique, notamment, la convocation par Erdogan des patrons de presse, en octobre dernier, après la mort de 24 soldats tués par le PKK. Quid aussi des nombreux procès ouverts par le gouvernement et les instances publiques qui ont notamment valu au magazine satirique Harakiri de mettre la clé sous la porte ?
Avant de se demander si tel événement est une information, nous nous demandons tous si sa publication va ou non pas à l’encontre des intérets du gouvernement",
confie un journaliste d’un quotidien national.
"C’est ça, l’autocensure"
Interrogé sur la question, Egemen Bagis, ministre turc des Affaires européennes, a récemment botté en touche. "Cette autocensure n’a rien à voir avec le gouvernement mais avec les patrons de presse qui ont d’autres intérêts". Dans ce pays en plein boom économique, la plupart des medias sont détenus par des groupes industriels impliqués dans des projets énergétiques ou de construction.
"Le gouvernement le sait et il en profite. C’est ce que l’on appelle la pression fnancière", explique Ercan Ipekci qui ne comprend pas pourquoi la Turquie est constamment montrée comme modèle.
Nous sommes certainement plus démocrates que certains pays arabes, mais notre but est-il de nous aligner sur eux ou d’atteindre les standards européens en matière de droits de l’homme ?"