Une plainte déposée par les associations laïques européennes met en lumière l'influence des lobbies religieux auprès de la Commission européenne. Ils bloquent des directives, qui pourraient remettre en cause les pratiques discriminatoires d'institutions religieuses.
Une personne divorcée ou homosexuelle peut-elle travailler dans un établissement scolaire religieux? La question, en Europe, est loin d'être tranchée. Malgré la présence de lois interdisant les discriminations à l'embauche, certaines églises prétendent en être exemptées au nom de la liberté de religion. "C'est ce qu'on appelle un conflit de droits", explique Pierre-Arnaud Perrouty, du Centre d'action laïque belge (CAL). Et dans des pays comme l'Irlande, où 90% des écoles primaires sont catholiques, cela peut avoir des conséquences très lourdes.
Le 30 novembre, ce thème aurait dû être au centre d'une rencontre entre la Commission européenne et la Fédération humaniste européenne (FHE), qui regroupe une cinquantaine d'associations laïques, dont le CAL. La Commission a refusé, sous prétexte que le sujet proposé par la FHE ne rentrait pas dans ses compétences.
Si le droit de la discrimination n'est pas dans les compétences de la Commission, je ne sais pas ce qui l'est…",
commente Pierre-Arnaud Perrouty.
La Commission fait la sourde oreille
Lorsque la FHE a demandé des éclaircissements, "ça a été le désert", raconte Pierre Galand, vice-président de la fédération. La Commission croyait peut-être enterrer l'affaire en faisant la sourde oreille. C'était surestimer la patience de la FHE, qui depuis des années se plaint de l'impartialité de certaines institutions européennes, toujours prêtes à recevoir les représentants des organisations religieuses et décidément tièdes à l'égard des organisations non confessionnelles.
Or l'Union européenne – c'est l'article 17 du Traité de Lisbonne qui le dit – doit tenir un "dialogue régulier, ouvert et transparent" avec "les Églises et les organisations religieuses" ainsi qu'avec "les organisations philosophiques et non-confessionnelles".
Article à la main, le 19 octobre la FHE a déposé une plainte auprès du Médiateur européen, qui l'a jugée recevable et y a fait suite en envoyant une série de questions à la Commission. L'institution dirigée par José Manuel Barroso est non seulement invitée à justifier – d'ici la fin de février 2012 – le refus du sujet proposé par la FHE: pour la première fois, elle devra aussi mettre au clair ses contacts avec les organisations religieuses et laïques.
Une querelle abstraite et sans intérêt pour les citoyens? Bien au contraire, souligne M. Galand, car l'enjeu de cet affrontement est la "définition de l'espace public démocratique européen". Un espace où les représentants de la société civile et d'autres groupes d'intérêt sont libres d'intervenir, à condition que personne ne bénéficie de traitement de faveur de la part des institutions de l'Union.
Manque de transparence
Il faut dire que les lobbies ont une réputation plutôt mauvaise, pour ne pas dire méphistophélique, et ceci indépendamment de l'ambiguïté de leurs accointances à Bruxelles et Strasbourg.
En juin 2011, l'Union européenne a donc lancé le Registre de transparence, où sont censées s'inscrire "les organisations et les personnes agissant en qualité d'indépendants qui participent à l'élaboration et à la mise en œuvre des politiques de l'UE". Au 23 novembre, on dénombrait 2 398 entités, dont 19 organisations représentant des églises et des communautés religieuses, presque toutes chrétiennes, mais d'importance très variable (la puissante Commission des Episcopats de la Communauté européenne y côtoie les chevaliers templiers d'un obscur ordre italien, l'Omt Pellicani Pietas).
Le registre ne montre cependant qu'une petite partie de l'univers des lobbies religieux. "Le Vatican n'y apparaît pas, car il jouit d'un statut spécial en tant qu'état tiers", explique Pierre Galand. Inutile aussi d'y chercher l'Opus Dei, les Légions du Christ ou de Marie et la Scientologie: les églises et les communautés religieuses ne sont pas tenues de s'inscrire.
Autre grande lacune: le registre ne décrit pas les canaux permettant de contribuer "à l'élaboration et à la mise en œuvre des politiques de l'UE". Or les organisations religieuses ont depuis longtemps un accès privilégié à la Commission. Inaugurée pendant la présidence de Jacques Delors, soucieux de donner "une âme à l'Europe", cette relation a pris un nouvel envol avec Barroso et son BEPA (Bureau des conseillers de politique européenne).
La mission du BEPA?
Assister et conseiller le Président […] dans le domaine de l'éthique des sciences et des nouvelles technologies et la poursuite du dialogue avec les religions, les Églises et les communautés de conviction".
Il s'agit du "plus petit service autonome de la Commission européenne", placé "sous l'autorité directe du Président". Un service qui, selon la FHE, gère de façon totalement arbitraire les contacts entre la Commission et les organisations religieuses et non confessionnelles. "Pas moyen de savoir qui est sur leur liste de contacts et avec quelle fréquence ont lieu les rencontres", souligne Pierre Galand.
Menaces d'excommunication
Contrairement à la Commission, le Parlement européen préfère la transparence, quitte à friser la provocation. Le vice-président chargé de l'application de l'article 17, Laszlo Tokes, est un évêque de l'église réformée de Roumanie. Le président du PE, Jerzy Buzek, défend ouvertement le rôle public de la religion. "La religion n'est pas seulement une question privée et personnelle concernant la liberté de conscience individuelle", déclarait-il le 26 juin 2011. "Elle a aussi une dimension publique, car les religieux font partie de la société".
Mais au Parlement européen, cette "dimension publique" peut prendre la forme de pressions sur les députés allant jusqu'à la menace d'excommunication, "ce qui en démocratie est inadmissible!", s'exclame Sophie in 'T Veld., présidente de la Plateforme du Parlement européen pour la laïcité en politique, qu'elle a créée en 2004. Cette eurodéputée hollandaise estime "que les églises ont bien évidemment le droit de participer au débat public, comme tout le monde, mais il faut plus de transparence sur la façon dont s'exerce leur influence".
Sophie in 'T Veld rappelle que la plateforme comprend aussi "des organisations religieuses qui croient très fortement en la séparation de l'église et de l'Etat".
Malheureusement, on essaye de nous discréditer en nous présentant comme un groupe anticlérical, anti-Vatican, anti-religion… C'est absolument faux".
Et Pierre Galand de souligner que "le mouvement humaniste regroupe athées, agnostiques et croyants qui défendent la laïcité et sont réunis autour de certaines valeurs, dont la première est le respect de la Déclaration universelle des droits de l'homme".
Bien que certains sécularistes ne l'admettent pas volontiers, les églises se sont intéressées de très près, et dès le début, à la construction du projet européen. De nombreux historiens ont analysé l'étendue et les conséquences de ce rôle, notamment Lucian Leustean, de l'université britannique de Aston. Il a récemment conclu un projet de recherche sur les lobbies religieux au sein de l'UE. Leustean rappelle que "les contacts entres hommes d'église, politiciens et fonctionnaires européens" ont commencé dès la Déclaration Schuman de 1950, et que le principe de subsidiarité était fortement appuyé par l'église catholique.
Crispation des Eglises en Europe
Ce passé explique en partie le présent: au cours des décennies, les églises – surtout catholique et protestante – ont su se créer une place privilégiée au sein des institutions européennes, et aujourd'hui elles refusent de faire un pas en arrière. Pourtant, le poids des cultes organisés dans la société européenne n'a pas cessé de se réduire depuis les années cinquante. "Et ce n'est pas moi qui le dit, mais les enquêtes de l'Eurobaromètre", se défend Pierre Galand.
Les gens se sécularisent, ce qui ne veut pas dire qu'ils deviennent forcément athées, mais il ne se reconnaissent plus dans les dogmes des institutions religieuses. Et plus les églises sentent que les citoyens prennent leurs distances, plus leur offensive se fait violente".
Les exemples de ce décalage ne manquent pas, du retour en force des courants pro-vie au lobbying contre le projet d'une directive européenne anti-discrimination (qui attend depuis trois ans d'être approuvée par les 27 pays de l'UE), en passant par la non-condamnation de l'enseignement du créationnisme dans les écoles publiques roumaines.
Le rendez-vous du 30 novembre entre Commission et FHE tient-il toujours? "Bien sûr, nous avons simplement dû changer de sujet", explique M. Galand. "Nous discuterons de 'construction démocratique', ce qui est très vague, donc excellent: nous pourrons parler de ce qu'on veut!", se réjouit-il. José Manuel Barroso et ses conseillers sont prévenus. La Commission devra se confesser.