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Bruxelles, le fantasme d’une capitale musulmane

mardi, 29 novembre, 2011 - 12:40

Le sociologue Felice Dassetto a mené pendant un an et demi une enquête de terrain sur les musulmans de Bruxelles, qui représentent près d'un quart de la population. Comment les jeunes vivent-ils leur religion? Les fondamentalistes gagnent-ils du terrain? L'étude décrit, sans aucun angélisme mais bien loin des clichés, une communauté multiple et en constante évolution.

"Bruxelles musulmane!" C’est à la fois un cri d’horreur et un cri de guerre pour les extrémistes de tout bord. A l’aide de chiffres exagérés et de clichés devenus crédibles à force d’être répétés, on nous fait croire que le pauvre "Belge de souche" – blanc et catholique de préférence – est en voie d’extinction face à l’invasion migratoire.

40 % des Bruxellois sont musulmans, 2 enfants de moins de 15 ans sur 3 sont musulmans,

assène Aldo Mungo, membre de Riposte Laïque et animateur du blog Résistants, lors des Assises de l’islamisation qui se sont tenues à Paris le 18 décembre dernier.

En face, certains militants et travailleurs sociaux pratiquent un angélisme pro-immigré qui réfute le moindre problème et se voile la face devant la complexité des problématiques sociales, mais surtout religieuses de la population musulmane.

Entre les imprécateurs et les angéliques, une réalité diversifiée

Observateur inlassable de l’islam belge depuis 40 ans, Felice Dassetto, professeur émérite de l’université de Louvain, renvoie dos-à-dos ceux qu’il appelle "les imprécateurs" et ceux qui pratiquent l’optimisme à tout va.

Dans son nouveau livre, L’Iris et le Croissant, paru ces jours-ci aux Presses Universitaires de Louvain, il présente les résultats, mais aussi les nouvelles questions posées par une enquête de terrain menée à Bruxelles pendant un an et demi. L’iris est le symbole de la région bruxelloise et le croissant celui de la foi musulmane.

L’ouvrage relativise les faits en se basant sur une analyse chiffrée, mais aussi sur plusieurs centaines d’entretiens avec ceux qui vivent l’islam à Bruxelles ou qui le méconnaissent.

Un islam multiple et en constante évolution

Quelques chiffres tout d’abord: n’en déplaise à certains islamophobes, les populations d’origines musulmanes ne représentent pas 40 % de la population bruxelloise, mais 236.000 personnes, soit environ 22 %. Et environ 120.000 d'entre elles se disent croyantes, soit 12 % de la population bruxelloise totale (1.071.071 personnes en 2010).

Mais encore faut-il distinguer parmi les croyants, les "croyants culturels" qui sont de culture musulmane, mais ne pratiquent pas ou seulement lors de grandes fêtes. Tout comme les catholiques non pratiquants, en somme. Puis viennent ceux qui fréquentent la mosquée et prient 5 fois par jour. Qui correspondent grosso modo aux catholiques qui se rendent à la messe chaque dimanche et pratiquent la communion. Et enfin, ceux qui s’engagent dans la vie religieuse, participent aux activités de la mosquée, organisent la transmission de la foi. Et qui rappellent fortement ces catholiques qui donnent les cours de catéchisme ou qui encadrent les camps scouts…

Mais l’islam bruxellois, comme toute réalité sociale, culturelle et religieuse, n’est pas fait que de chiffres. Felice Dassetto nous explique, avec une bonne humeur tonique et un franc-parler décapant, les objectifs de son livre, les complexités de l’islam dans la capitale européenne et pourquoi il est temps de saisir la problématique à bras le corps…

Pourquoi avoir écrit ce livre ?

Parce que l’islam est à Bruxelles depuis 40 ans et qu’il n’est toujours pas compris. Pour reprendre l’expression du politologue français Denis-Constant Martin, c’est un "OPNI", un objet politique non identifié. Les politiques, les journalistes et même les chercheurs l’ignorent, le connaissent mal, et le pensent dans des catégories qui sont les leurs. Il est temps de changer et de connaître la réalité de l’islam bruxellois afin de l’intégrer dans les politiques de la ville et de la région.

A lire votre livre, d’ailleurs, on a l’impression qu’il n’y a pas un islam bruxellois, mais plusieurs…

C’est tout à fait exact. Il y a l’islam turc, très structuré par la Diyanet, l’autorité religieuse dépendant du ministère de l’intérieur turc. Mais là aussi, il y a différents courants comme les halévis, les Milli Görus, les Suleymancilar ou les Fetullahci. On ne voit d’ailleurs pas encore très clair dans l’évolution de ces courants: iront-il vers un islam réformateur, d’ouverture ou se refermeront-ils sur eux-mêmes ?

Car l’islam n’est pas figé: c’est une religion sans autorité centrale dont les courants évoluent très vite et sont en compétition sur le territoire bruxellois.

Ensuite, l’islam arabe, essentiellement marocain à Bruxelles, est complètement non-structuré. Avec là aussi des courants réformateurs, comme les tentatives du mouvement de Tariq Ramadan, avec toutes ses faiblesses. Et aussi des tendances plus conservatrices comme les salafs, qui en ce moment ont le vent en poupe, tout simplement parce qu’ils sont organisés en associations efficaces… Mais contrairement au cliché en vigueur, le salafisme, ce n’est pas le terrorisme, c’est un islam plus rigoriste, plus fondamentaliste.

Et enfin, apparaissent depuis quelques années, l’islam d’Afrique subsaharienne avec des pratiques comme le maraboutisme et l’islam asiatique, pakistanais notamment. Et là, il reste encore une travail de recherche énorme à entreprendre.

Le concept de "co-inclusion réciproque" est central dans votre livre. En quoi consiste-t-il?

C’est un concept que j’avais développé dans un livre précédent. Avec l’apparition des nationalismes en Europe, on considérait que l’identité allait de soi: il y en a une et elle est inamovible. A l’étranger qui entre sur le territoire national de s’y conformer. C’était la vision de l’intégration. Durant les années 1970, on a fait un virage à 180 degrés et on a considéré qu’il n’y avait plus d’identité. C’était la pensée post-moderne, l’identité n’était faite que de relations.

La "co-inclusion réciproque" est une troisième voie, une voie médiane: il existe des identités, 'je suis ce que je suis' et 'tu es ce que tu es'. Mais nous acceptons de vivre ensemble et de construire un espace de vie commun. L’identité est essentielle en démocratie. La démocratie n’est possible que s’il y a un "nous". La co-inclusion réciproque, cela veut dire que chacun doit faire un pas vers l’autre. Et réciproquement, cela signifie que les efforts vont dans les deux sens. Je ne peux vivre avec l’autre que si je fais l’effort de le comprendre et s’il fait la même chose à mon égard.

Dans votre livre vous donnez un exemple positif, celui des inhumations communes. Malheureusement, c’est un exemple qui a trait à la mort plus qu’à la vie.

Oui, c’est l’exemple de la Société Coopérative Intercommunale d’Inhumation, qui gère un cimetière multiconfessionnel musulman, juif et orthodoxe. Cette société concerne 5 communes – Saint-Josse-ten-Node, Molenbeek-Saint-Jean, la ville de Bruxelles, Berchem-Sainte-Aghate et Schaerbeek.

Bien que le cimetière se trouve sur le territoire schaerbeekois, l’association est présidée chaque année par une commune différente. Les modes d’inhumation ont été négociés à la fois pour respecter la loi belge et les rites des différentes religions. Il y a d’autres exemples que je n’ai pas pu reprendre dans mon livre. Comme celui d’une échevine bruxelloise qui organise une "journée interconfessionnelle" chaque semaine. Ou encore, l’Athénée des Pagodes [une école secondaire non confessionnelle, NDLR] qui a mis en place, pendant toute l’année scolaire 2010-2011, une pédagogie de projet centrée sur les différentes religions.

Quelle est la position des politiques bruxellois à l’égard de l’islam?

Elle est très ambiguë. A la fois, on veut profiter des voix de l’électorat musulman, et donc on intègre au parti des représentants des différentes communautés, turque et marocaine principalement. Mais en même temps, on ne veut pas effrayer l’électorat traditionnel et donc, pas question pour ces candidats d’affirmer leur religion.

Un autre problème de beaucoup de politiciens – et des autorités – à Bruxelles est qu’ils proviennent de milieux athées ou agnostiques et ne comprennent pas le fait religieux. Dans le vocabulaire des politiques, on ne parle d’ailleurs pas d’islam : le mot est systématiquement remplacé par "interculturalité" ou des synonymes de ce genre. C’est le cas, par exemple, des "Assises de l’interculturalité", organisée par la Ministre Joëlle Milquet.

Il s’agit de l’islam, alors qu’on le dise: personne n’est dupe ! Mais personne n’en parle clairement. Ce n’est pas comme ça qu’on risque de réussir ce vivre ensemble tellement important pour l’avenir de Bruxelles ! Mon livre est aussi un appel au prochain gouvernement pour qu'il s'entoure de personnes compétentes afin d’éviter les erreurs du passé…

Quelle est votre vision de l’avenir pour Bruxelles ? Que faudrait-il faire ?

Je ne suis ni exagérément pessimiste, ni très optimiste. Je suis persuadé qu’on peut avancer de manière positive, mais il est temps de se retrousser les manches. Il faut regarder les choses avec sérénité, mais aussi avec objectivité. Il faut arrêter de parler d’invasion, mais reconsidérer la situation de populations qui ne se sentent pas reconnues au sein de la cité.

Et il faut arrêter aussi de dire, comme le font certains, que le voile n’est qu’un morceau de tissu comme un autre : le voile, c’est le drapeau d’une idéologie ! On n’arrivera à des résultats positifs que si on le reconnait et qu’on le replace dans son contexte. Que le Belge nostalgique de la Belgique de papa accepte que Bruxelles change. Que le musulman nostalgique de la charia dans son pays d’origine accepte que la Belgique est régie sous d’autres lois.

Cela ne viendra pas du politique: tout ce qu’on peut demander au politique, c’est de ne pas faire trop de bêtises ! Non, cela viendra de la société civile. Ce sont les citoyens et le monde associatif qui devront bouger, construire un espace de vie commun et ensuite, les politiques suivront et mettront au point les règlements et les institutions adéquats.




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