La crise économique et financière a plutôt profité, sur le plan électoral, aux forces conservatrices. Mais elle a surtout fait émerger des mouvements populistes, notamment au nord de l'Europe. Et produit, à l'autre bout du spectre politique, une réaction anti-système: les indignés.
La crise économique déclenchée par la crise des subprimes, qui a provoqué en 2009 la première récession de l’économie mondiale depuis la Seconde Guerre mondiale, a eu des répercussions politiques à première vue assez paradoxales. Elle a montré de façon caricaturale les excès d’un capitalisme financier dérégulé. Et a semblé donner raison à celles et ceux qui dénonçaient depuis un petit moment les dérives d’une économie casino.
Pourtant, ce ne sont pas les mouvements de contestation du capitalisme ou de la mondialisation qui vont en bénéficier, mais bien les mouvements conservateurs qui dominent très largement le spectre politique en Europe, mais aussi aux Etats-Unis, depuis 2009-2010.
A droite toute !
La droite du Parti populaire européen (PPE) va ainsi nettement devancer le Parti socialiste européen (PSE) lors des élections européennes de juin 2009. Les candidats du PPE arrivent d’ailleurs en tête en Allemagne, en Espagne, en France, en Italie ou en Pologne (les conservateurs arrivent eux aussi en tête au Royaume-Uni même s’ils n’appartiennent pas au PPE).
En 2010, sur les 8 élections générales qui se déroulent au sein de l’Union européenne, la droite remporte 7 d’entre elles (la 8e consultation électorale étant celle, assez singulière, de la Belgique). Cette année-là, la droite s’est ainsi maintenue au pouvoir aux Pays-Bas, en Suède ou en République tchèque et une alternance s’est produite au profit des conservateurs au Royaume-Uni, en Hongrie et en Slovaquie.
La tendance est restée globalement favorable aux forces conservatrices ou de centre-droit en 2011 puisque celles-ci sont arrivées en tête dans la plupart des scrutins organisés dans l’Union : législatives (alternance au profit de la droite) et présidentielle au Portugal, présidentielle en Lettonie et en Bulgarie (alternance), législatives en Estonie, en Pologne, en Finlande (alternance), à Chypre (alternance) et en Espagne (alternance).
Fin 2011, la gauche et le centre-gauche ne sont donc au pouvoir – seules ou dans des coalitions – que dans 5 des 27 membres de l’UE : en Autriche (coalition), à Chypre (même si la droite l’a emporté aux législatives, le gouvernement formé en août 2011 est tout de même de gauche), au Danemark, en Irlande (coalition) et en Slovénie (coalition). Cela signifie que la gauche détient le pouvoir dans des pays qui représentent seulement 4,2 % de la population de l’Union (21,3 millions d’habitants).
Il en a été de même aux Etats-Unis où les démocrates ont perdu leur majorité à la Chambre des représentants lors des élections à mi-mandat en novembre 2010. A la fin des années 1990, la gauche était pourtant au pouvoir aux Etats-Unis et dans 13 des 15 pays de l’Union (y compris, pour la première fois, au sein des quatre "grands" pays européens : en Allemagne, en France, en Italie et au Royaume-Uni).
La social-démocratie, grande victime de la crise
La social-démocratie semble par conséquent avoir été l’une des grandes victimes de la crise, y compris dans son bastion traditionnel de Scandinavie. En Suède, jusqu’à présent, la droite au pouvoir avait toujours été battue après une seule législature, les sociaux-démocrates finissant donc par revenir rapidement aux affaires comme s’ils étaient les détenteurs quasi naturels du pouvoir dans ce haut-lieu de la social-démocratie. Cela n’a pas été le cas lors des législatives de 2010 remportées par le gouvernement sortant de droite.
En Finlande, en avril 2011, les conservateurs gagnent eux aussi les élections générales pour la première fois dans l’histoire du pays. Mais ils mettent en place un gouvernement de coalition avec de nombreux partis, dont les sociaux-démocrates.
Les mouvements populistes de droite sont les seuls mouvements contestataires qui semblent avoir bénéficié de la crise. Ils arrivent ainsi en troisième position lors des élections législatives aux Pays-Bas, en Suède ou en Finlande et ils effectuent une percée électorale aux Etats-Unis avec les Tea Parties.
Aux Pays-Bas, le Parti pour la liberté de Geert Wilders obtient ainsi 15,5 % des suffrages aux législatives de 2010. Les Démocrates suédois entrent pour la première fois au Parlement en 2010 en réalisant 6 % des suffrages. Enfin, les "Vrais Finlandais", avec 19 % des suffrages lors des législatives de 2011, deviennent le troisième parti du pays.
La crise économique, puis celle de la dette souveraine en Europe semblent ainsi avoir généré au sein d’une partie de la population une réaction de repli et d’"égoïsme national" qui est bien exprimée par les "Vrais Finlandais". Ceux-ci estiment que la Finlande, qui a fait preuve de prudence dans sa gestion des finances publiques, n’a pas à se montrer solidaire des Etats européens qui sont jugés irresponsables, d’autant que les Finlandais, eux, n’ont pas fait appel à la solidarité européenne lorsqu’ils ont eux-mêmes eu à faire face à des difficultés économiques importantes.
Le tournant des "Indignés" ?
Des mouvements d’"Indignés" ont cependant émergé et se sont développés en 2011 un peu partout sur le continent européen, et ailleurs dans le monde. Sont-ils susceptibles de changer cette donne politique dans le contexte actuel de crise de la dette souveraine en Europe en favorisant un nouveau cycle politique ?
Le mouvement des "Indignés", qui dénonce les plans d’austérité, mais aussi l’impuissance des gouvernements face aux marchés, les difficultés des jeunes à s’intégrer socialement, la montée des inégalités (les fameux "99 %" face à l’"oligarchie" des 1 % les plus riches), les impasses de la démocratie représentative ou la corruption, suscite le même type d’interrogations que le mouvement altermondialiste lors de son apparition sur le devant de la scène médiatique à Seattle fin 1999 à l’occasion des manifestations qui se produisent lors de la conférence ministérielle de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) :
- Est-ce un feu de paille ou un mouvement appelé à durer ?
- Doit-il se structurer et si oui, comment ?
- Quels rapports doit-il entretenir avec les mouvements politiques traditionnels et les gouvernements ?
- Annonce-t-il le grand retour de la contestation du système économique et politique?
Dans l’état actuel des choses, il est encore bien difficile de répondre à ces différentes questions. Même si sa pérennité est loin d’être assurée, ce mouvement tend néanmoins à se répandre, avec des manifestations organisées dans plus de 80 pays lors de la journée mondiale de mobilisation du 15 octobre 2011. Il a émergé dans des pays où les mouvements sociaux semblaient être en berne depuis plusieurs décennies, comme en Israël ou aux Etats-Unis.
Enfin, il semble plus solide que ce l’on aurait pu croire au premier abord. A court terme, son impact politique n’en est pas moins extrêmement faible puisqu’il n’a pas empêché, par exemple, la droite d’arriver largement en tête du scrutin législatif de novembre 2011 en Espagne, là où il est né, même si la Gauche unie, mouvement qui se situe à la gauche du parti socialiste espagnol (PSOE) et qui a vraisemblablement attiré de nombreux suffrages d’Indignados, a effectué une percée électorale certaine lors de ce même scrutin en obtenant 7 % des suffrages.
Le mouvement des "Indignés" semble susciter deux interprétations.
- La première consiste à considérer ce mouvement comme la réaction ponctuelle d’une partie de la population qui rejette les plans d’austérité et qui dénonce, plus largement, la dégradation de la situation de certaines catégories sociales (jeunes, populations précaires, classes moyennes, etc.) en lien avec la crise. Cette réaction présente la particularité de s’exprimer d’une façon assez inédite avec l’occupation de lieux publics, la pratique de la démocratie directe, etc… Le mouvement est influencé, notamment, par les manifestations de 2011 dans le monde arabe, mais aussi par les villages alternatifs mis en place lors de contre-sommets altermondialistes. Si l’on suit cette interprétation, on peut considérer que ce mouvement n’est pas vraiment appelé à durer, à se structurer et à avoir un impact politique significatif, si ce n’est celui de favoriser des forces progressistes contestataires, comme la Gauche unie en Espagne, au détriment des partis de la gauche dite gouvernementale.
- La seconde interprétation consiste à voir les "Indignés" comme une véritable lame de fond, c’est-à-dire le symptôme d’un réveil de la société, d’une réappropriation par les citoyens, notamment la jeunesse, de leur destin collectif et donc d’une régénération de la démocratie par le bas, notamment autour du concept espagnol de "démocratie réelle". Ce mouvement annoncerait ainsi un nouveau cycle politique progressiste fondé sur une remise en cause de la toute-puissance de la finance, d’une société de plus en plus inégalitaire et du fonctionnement actuel de la démocratie représentative, un peu comme le mouvement spontané de citoyens californiens militant en faveur de l’adoption de la proposition 13 dans les années 1970 a pu préfigurer la révolution conservatrice de Ronald Reagan et le rejet de plus en plus vif d’un Etat interventionniste et dépensier et d’une fiscalité élevée.
En juin 1978, la proposition 13 est, en effet, adoptée en Californie lors d’un référendum d’initiative populaire. Cette proposition, qui s’intitulait "Initiative du peuple pour limiter la taxation de la propriété", a amendé la Constitution californienne. Elle limite fortement la ponction fiscale que l’Etat peut exercer en réduisant la taxation foncière. Il est néanmoins encore trop tôt pour se lancer dans de telles conjectures, d’autant que l’émergence de l’altermondialisme avait suscité également, il y a une dizaine d’années, un tel espoir, espoir largement déçu depuis.
Que faire des élites en temps de crise ?
Si les élites gouvernementales et politiques semblent se demander ce que l’on doit faire du peuple en ces temps de crise, comme ont pu en témoigner les atermoiements autour de l’organisation d’un référendum en Grèce sur le plan européen de soutien financier en octobre-novembre 2011, la question politique essentielle posée par la crise paraît être la suivante : qu’est-ce que l’opinion va faire des élites politiques ? Celle-ci semble hésiter entre trois options de ce point de vue, qui sont plus ou moins radicales : conserver les élites en place, faire le choix de l’alternance ou bien de la table rase.
- La première option consiste à se raccrocher aux élites en place pour traverser ces temps difficiles sans prendre trop de risques en misant sur des gouvernements conservateurs déjà au pouvoir quitte à assumer le sang, la sueur et les larmes, en attendant des jours meilleurs ou bien en aspirant à la mise en place d’un gouvernement d’union nationale ou de "grande coalition". C’est le choix du capitaine que l’on connaît et à qui l’on fait globalement confiance ou le choix de regrouper ses forces pour traverser une période de turbulence. C’est ce qui explique en grande partie le succès électoral des forces conservatrices depuis le déclenchement de la crise.
- La seconde option est le choix de l’alternance. Elle tend à privilégier une rotation des élites pour tenter de s’en sortir en écartant le gouvernement en place au profit des forces d’opposition quelles qu’elles soient à partir du moment où elles sont jugées un tant soit peu crédibles (comme ce fut le cas au Danemark, en Irlande ou en Espagne) ou en privilégiant une sorte de techno-populisme via un gouvernement d’experts dans lequel les "politiques" sont exclus (comme en Italie).
- Enfin, la troisième option est plus radicale. C’est celle de l’alternative. Elle vise à rompre avec le "système" en rejetant les élites traditionnelles. C’est l’option d’un national-populisme qui exprime une volonté de repli national à connotation xénophobe dans sa version conservatrice ou à travers la promotion d’un protectionnisme et d’une "démondialisation" dans sa version progressiste, mais aussi celle d’un social-populisme tel qu’il est notamment exprimé par les "Indignés", ceux-ci rejetant à la fois ce qu’ils appellent l’"oligarchie" et des élites politiques qu’ils perçoivent comme corrompues et au service de la finance.
Le choix entre ces différentes options peut être effectué en fonction de la gravité de la crise traversée par le pays, de la crédibilité de l’opposition, du degré d’exaspération de l’opinion ou des traditions nationales. Dans le cas de la présidentielle de 2012 en France, le choix devra donc s’effectuer entre Nicolas Sarkozy (option 1), François Hollande (option 2), Marine Le Pen (option 3 version conservatrice) et Jean-Luc Mélenchon (version 3 version progressiste).
Eddy Fougier, politologue, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS)