Après 540 jours d’attente, la Belgique a enfin un gouvernement! Certains font la fête, d’autres n’arrivent pas à y croire et les indépendantistes flamands fourbissent déjà leurs armes. Portrait d’un gouvernement et de son chef, Elio Di Rupo.
Un gouvernement pour la Belgique! Un homme est l'auteur ce miracle après plus d’un an et demi de négociations inabouties et de rebondissements incroyables: Elio Di Rupo. Le président du parti socialiste wallon est parvenu à mettre d’accord six partis francophones et néerlandophones sur des sujets qui fâchent les deux communautés depuis des décennies: réformes de l’Etat, réforme de l’arrondissement électoral Bruxelles-Halle-Vilvoorde, économie, emploi, etc.
Maître es communication, il a imposé son image à ce gouvernement qu'il dirige, à tel point que l’ensemble de la presse francophone a déjà surnommé ce dernier “le gouvernement papillon”, en référence au célèbre accessoire vestimentaire qui le distingue depuis toujours.
La politique comme les échecs
Mais quelle est la méthode de ce sexagénaire pour réussir là où tout le monde à échoué ?
Ceux qui le connaissent parlent d’une “main de fer dans un gant de velours”. Son style, sobre et élégant, son verbe clair, sa connaissance impressionnante de ses dossiers, comme nous l'avons constaté lors d'interviews, contrastent avec le style quelquefois abrupt des autres politiciens wallons. Sa patience est légendaire: il peut écouter des heures durant un interlocuteur lui expliquer un projet. Il pratique la politique comme d’autres les échecs : en prévoyant plusieurs coups d’avance. Cette faculté d’entendre l’autre, de reformuler sa pensée et de synthétiser des positions divergentes l’a sans doute aidé dans les toutes récentes négociations.
Il n’en est pas à son coup d’essai: nommé président du parti socialiste en 1999, il le réforme en profondeur et, malgré des affaires retentissantes de corruption, parvient à en refaire le premier parti de Wallonie… Bourgmestre de Mons depuis 2000, il donne à sa ville un retentissement international. Il a assumé plusieurs fonctions ministérielles: ministre de l’éducation en 1992, vice-premier ministre et ministre de communications en 1994, ministre-président wallon en 1999 et 2005.
Son ascendant sur le public wallon est tel qu’il est l’homme politique le plus populaire de la région depuis de nombreuses années. Sa nomination à la tête du gouvernement vient couronner cette brillante carrière: c'est la première fois depuis le bruxellois Paul Vandenboyenants en 1979 qu'un premier ministre francophone dirige la Belgique et c'est le premier Wallon depuis Edmond Leburton en 1974 !
Mais si l’homme a pu séduire l’électorat wallon, il lui reste à s’imposer en Flandre. Là, son image est pour le moins ambiguë. Socialiste wallon, il symbolise pour certains voisins du nord cette Wallonie assistée pour laquelle le “Flamand travailleur paie beaucoup trop”. Sa très mauvaise connaissance du néerlandais agace. Et enfin, son manque de spontanéité tranche singulièrement avec la franche bonhommie affichée par les politiciens flamands qui ne dédaignent pas la claque dans le dos lors des fêtes locales…
American Dream, version belge
Par contre, son histoire personnelle touche au plus profond des aspirations de cette Flandre entrepreneuse: c’est celle de l’American Dream, version belge. Elio Di Rupo, né le 18 juillet 1951, est le fils d’un mineur italien, mort alors qu’il était âgé d’un an. Son brevet de technicien chimiste en poche, il travaille dans un café pour se payer des études universitaires. Il complète ensuite un doctorat à l’université de Leeds, en Angleterre, avant de devenir le directeur de recherches de l’Inspection générale de l’Energie du Ministère de la Région Wallonne.
Ensuite, il optera pour une carrière politique avec le succès que l’on sait. Ouvertement homosexuel, il sera accusé, dans les suites de l’affaire Dutroux, d’avoir abusé d’un adolescent. Mais l’affaire sera vite éventée. Il en reste marqué, pourtant, et se veut un ardent défenseur de la présomption d’innocence. “Elio Di Rupo, une vie, une vision” une bibliographie due à la plume de Francis Van de Woestyne, journaliste et éditorialiste de La Libre Belgique sort ces jours-ci.
Les indépendantistes flamands exclus
Ce succès et cette image de la réussite personnelle n’empêchent pas les critiques, d’autant plus que le grand vainqueur des élections, côté flamand, est laissé sur la touche. La N-VA (Nieuwe Vlaamse Alliantie – nouvelle alliance flamande) avait récolté un tiers des voix régionales. Mais, au terme des bras de fer et des ruptures diverses qui ont émaillé cette année et demie sans gouvernement élu, le parti indépendantiste s’est exclu de la table des négociations. Et par conséquent, du gouvernement.
Un tiers des électeurs flamands risquent donc de se sentir floués. La N-Va pourrait jouer la carte de la radicalisation. Ce serait d’autant plus facile que de nombreux sympathisants du Vlaams Belang, le parti ultra-nationaliste de Filip Dewinter, ont rejoint le parti de Bart De Wever, politiquement plus présentable.
Autre option est ouverte: Bart De Wever se verrait bien bourgmestre (maire) d'Anvers et les élections communales (municipales, NDLR) sont prévues pour octobre 2012. La N-VA s’est construite autour d’un chef et si celui-ci en abandonnait la présidence pour la direction d’une ville de l'importance d’Anvers, il n’est pas certain que le parti survivrait à ce départ.
Du neuf avec du vieux
De nombreux autres défis attendent l’équipe à peine installée. Dans ce gouvernement, on retrouve aussi une partie du personnel précédent, à tel point que certains éditorialistes ont dû commenter, pour ne pas dire justifier, un gouvernement avec “un air de déjà vu”. C’est ainsi que l'on retrouve:
- Didier Reynders (libéral francophone) non plus aux finances, mais aux affaires étrangères. Laurette Onkelinx (socialiste francophone) conserve les affaires sociales et la santé publique. Steven Vanackere (social-chrétien néerlandophone) se voit attribuer les finances et le développement durable ainsi que la fonction publique.
- Joëlle Milquet (centre humaniste francophone) devient ministre de l’intérieur.
- Paul Magnette (socialiste francophone) s’occupera désormais des grandes entreprises, de la politique scientifique et des grandes villes.
- Sabine Laruelle (libérale francophone) conserve les PME, les classes moyennes et les agriculteurs.
- Annemie Turtleboom (libérale néerlandophone) passe de l’intérieur à la justice.
- Vincent Van Quickenborn (libéral flamand) hérite des pensions.
D’anciens ministres comme Philippe Courard (socialiste francophone) se retrouvent secrétaires d’Etat. Mais le moins que l’on puisse dire est que ce gouvernement est tout sauf une équipe nouvelle… Si ce team est composé de personnes d’expérience, il donne aussi à la population l’impression d’un “on prend les mêmes et on recommence”. Pas forcément le meilleur signal à lui envoyer en ce moment.
Manque de temps
Un autre défi qui attend le gouvernement nouveau, est le temps : car, avec le record mondial de 540 jours sans gouvernement, cette législature devrait durer 2 ans et demi et non pas 4 ans, comme dans une période “normale” !
A cela, il faut ajouter que les prochaines élections municipales auront lieu en octobre 2012. Et qu’avec les 6 niveaux de pouvoir belges (fédéral, région, communauté, province, commune et Europe), il y a des élections chaque année et donc que les hommes politiques sont en campagne électorale permanente. Et toutes ces élections se font au scrutin proportionnel, ce qui ne renforce pas nécessairement les coalitions au niveau fédéral.
Du miracle aux réalités
La tâche qui attend ce gouvernement est aussi de nature herculéenne: des réformes de l’Etat que les Flamands surtout, attendent avec impatience. La réforme du système des pensions est déjà dans le collimateur des syndicats, d’autant plus que le portefeuille est confié à un libéral flamand. La crise de l’euro, la dégradation de la note de la Belgique par les agences de notation vont également peser lourd sur le budget de la nouvelle équipe. L’assurance-chômage fera aussi l’objet d’une attention particulière, tant de la part du gouvernement que des autres interlocuteurs sociaux.
L'accord de gouvernement n’était pas encore conclu que, vendredi dernier, une marche générale à l’appel des syndicats bloquait déjà Bruxelles en protestation contre les mesures “antisociales” sur la table des négociations.
Et les attentes de la population, après cette année et demie sans gouvernement élu, sont énormes. Sans doute au-delà de ce que pourra réellement mettre sur pied un gouvernement aux marges de manœuvre étroites.
Elio Di Rupo serait-il donc le “dernier premier-ministre de Belgique” comme se plaisent à l’annoncer les indépendantistes de tout bord ?
Il aura intérêt, en tout cas, à transformer rapidement cet accord de gouvernement quasi-miraculeux en réalités politiques concrètes: et en faisant le grand écart afin de satisfaire les aspirations sociales des uns et les volontés de réforme des autres. Un exercice périlleux à la mesure de l’homme d’Etat que Di Rupo s’est montré jusqu’à présent. Un exercice qui pourrait bie brûler les ailes du “gouvernement papillon” plus tôt que prévu…