Participation en berne, communautarisation du vote, tensions partisanes : en 2006, la Belgique est sortie déçue des premières élections locales ouvertes aux étrangers non européens. Reportage à Schaerbeek, commune bruxelloise à forte présence d'immigrés.
Troisième volet de notre enquête sur le vote des étrangers en Europe.
L'image est restée célèbre : djellaba et capuche relevée, un homme blanc, la soixantaine, se présente à dos de chameau devant l'hôtel communal de Schaerbeek, à Bruxelles. C'est en 1986 et l'homme à chameau, Roger Nols, n'est autre que le bourgmestre de la commune. Par ce geste provocateur, il entend montrer ce que le pays risque si le droit de vote est accordé aux étrangers.
A l'époque, le débat venait d'être lancé, suite à l'introduction de ce droit aux Pays-Bas. L'hostilité de Nols reflétait l'humeur générale belge : il a fallu attendre presque vingt ans pour que le pays n'ouvre ses isoloirs aux étrangers extra-communautaires. Finalement, la loi a été approuvée en 2004 et appliquée pour la première fois aux élections communales de 2006.
"Je déclare m’engager à respecter la Constitution, les lois du peuple belge…"
Sfia Bouarfa est députée socialiste au parlement de la région de Bruxelles-Capitale, et conseillère communale à Schaerbeek. Sénatrice de 2001 à 2009, elle n'a pas oublié l'atmosphère incandescente lors des discussions sur la proposition de loi. "Cette réforme était prévue par un accord conclu en 1999 entre les partis. Mais ensuite les libéraux ont changé d'avis, se souvient-elle. Il a donc fallu accepter certains de leurs amendements."
Contrairement aux ressortissants de l'Union européenne, les étrangers visés par la loi de 2004 n'ont pas le droit d'éligibilité. Pour voter, ils doivent préalablement s'inscrire, une condition qui vaut aussi pour les citoyens européens. Mais seul le formulaire réservé aux étrangers non européens comprend la phrase suivante: "Je déclare m’engager à respecter la Constitution, les lois du peuple belge et la Convention de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales".
Cela a été perçu par les étrangers comme un signe de méfiance. Surtout par les Turcs et les Marocains immigrés depuis longtemps en Belgique (et communautés étrangères les plus importantes à Schaerbeek, ndlr), mais qui n'avaient pas la nationalité belge",
explique le sociologue Andrea Rea, enseignant à l'Université Libre de Bruxelles.
Apprivoiser son nouveau droit
La loi de 2004 ne concerne, en fait, qu'une petite partie de la population d'origine immigrée: depuis que la procédure d'acquisition de la nationalité a été simplifiée, en 2000, le nombre de naturalisations a explosé, atteignant les 40 000 par an. Certains chercheurs, comme Andrea Rea, contestent d'ailleurs la distinction entre étrangers naturalisés et non naturalisés lorsqu'il s'agit d'étudier leur comportement électoral, et préfèrent les regrouper en fonction de leur appartenance ethnique. Quoi qu'il en soit, souligne Sfia Bouarfa, l'octroi du vote à tous les étrangers, indépendamment de leur nationalité, "était pour nous une question de principe".
Un principe que les premiers intéressés peinent à concrétiser dans les urnes. Une fois la loi approuvée, très peu de gens en ont profité. Sur les 108.617 nouveaux électeurs potentiels, seuls 17.065 se sont inscrits pour voter le 8 octobre 2006. Le corps électoral belge n'augmentait que d'à peine 1,6%.
A l'époque, beaucoup ont crié au fiasco, mais les défenseurs de la loi ont souligné que l'octroi d'un droit n'est pas tout : il faut l’accompagner d'un travail d'information et d'éducation citoyenne, afin que les gens comprennent l'importance d'exercer ce droit.
Les européens de Belgique boudent les urnes, eux-aussi
Une promenade dans les rues de Schaerbeek confirme, en tout cas, le maigre résultat de 2006 et, plus généralement, le peu d'intérêt que semble susciter parmi les minorités ethniques le principe "no taxation without representation" (pas imposables si pas représentés) cher à la Révolution américaine. Impossible de trouver un immigré ayant voté en 2006. Un Turc d'un certain âge, ayant acquis la nationalité belge, avoue d'un ton modeste : "A l'époque je n'avais pas encore la nationalité belge, donc j'ai pensé que ce n'était pas à moi de m'exprimer sur la politique locale. Maintenant que je l'ai acquise, je voterai".
Dans une boulangerie, le jeune homme marocain derrière le comptoir est plus tranchant:
Je n'ai pas voté car je ne pense que nous ne vivons pas dans une vraie démocratie. Demander aux gens de s'exprimer seulement tous les cinq-six ans et puis les faire replonger dans la passivité, ça n'a aucun sens".
Une contestation radicale, qui n'est pas sans rappeler celle de l'intellectuel flamand David Van Reybrouck, parmi les promoteurs d'une initiative – le G1000 – basée sur le principe de la démocratie délibérative.
Si le jeune boulanger réfute le modèle démocratique en bloc, d'autres immigrés réservent leur ressentiment à la Belgique. C'est le cas d'Amerigo Giulio Masci, chef du restaurant Stella d'Italia. En tant que ressortissant d'un pays membre de l'UE, il aurait pu voter dès 2000. Il ne l'a pas fait, a boudé les urnes également en 2006 et fera de même en 2012.
"Les politiciens ignorent toujours les Italiens, or nous sommes la principale communauté d'étrangers du pays! Vous pensez que pendant les 500 jours de crise quelqu'un est venu nous demander notre avis? Ils ne s'intéressent pas à ce qu'on pense, sauf quand les élections approchent. Là ils se réveillent et viennent nous demander de voter. C'est trop facile…".
"Hassan et Fatima sont des gadgets électoraux"
Pourtant, l'entrée d'un grand nombre de personnes d'origine étrangère dans le bassin électoral belge – que ce soit grâce à la naturalisation ou à la loi de 2004 – a poussé les partis à revoir leurs stratégies, même si ce changement a visé essentiellement les communautés musulmanes. Prenons l'exemple de Schaerbeek où Sfia Bouarfa a vu les choses changer:
Avant, les politiciens ne mettaient jamais les pieds dans les zones les plus défavorisées de la commune, comme Josaphat, Brabant… Maintenant ils y vont, parce que les gens qui y vivent peuvent voter."
Reste les stratégies déployées par les partis pour séduire ces nouveaux électeurs. Déjà pendant la campagne de 2006, de nombreux observateurs ont mis en garde contre le phénomène de la communautarisation du vote des étrangers.
"Les partis politiques s'efforcent d'être le reflet de la Belgique multiculturelle", écrivait le journaliste Hugues Dorzée le 30 septembre 2006.
[Les partis] s'ouvrent, se régénèrent et se diversifient. C'est un mouvement lent et progressif. Une excellente chose pour la démocratie. Encore faut-il que cette démarche soit cohérente et sincère. Que Hassan et Fatima ne soient pas de simples gadgets électoraux, de vulgaires attrape-voix ou de bonnes consciences morales".
Candidats soutenus par Rabat ou Ankara
L’analyse est partagée par Sfia Bouarfa, qui s’indigne :
Les partis ont commencé à mettre sur les listes n'importe qui, du moment qu'il s'appelait Mohamed ou Mehmet. Même le PS! On y trouvait des gens qui n'avaient aucune idée de ce qu'est le socialisme."
Selon elle, "ce jeu a fini par alimenter une sorte de guerre entre les communautés d'étrangers, dont les candidats sont soutenus par les gouvernements des pays d'origine – Ankara soutient les candidats turcs, Rabat les candidats marocains (à condition qu'ils défendent l'occupation du Sahara occidental…)".
Une absurdité à son sens.
Les candidats sont belges, ils doivent s'adresser à tous les belges! Vous savez, il y a une blague au Maroc qui est très éclairante à ce sujet: un homme s'apprête à traverser la Méditerranée et un ami lui demande: 'Tu vas où?', 'En Belgique', 'Pour quoi faire?', 'Pour devenir député!'".
Qu’attendre donc des élections communales du 14 octobre 2012? S'il est vrai que le nombre d'électeurs étrangers ne peut qu'augmenter, leur orientation politique est plus difficile à prévoir. Une étude de 2010, signée par Andrea Rea et trois autres sociologues, met en lumière qu'"il existe un impact significatif de l'origine ethnique sur le choix du parti, au-delà des autres déterminants socio-culturels". Et il est aussi "évident que les électeurs d'origine étrangère votent davantage pour des politiciens d'origine étrangère que ne le font la majorité des électeurs".
L’exemple Di Rupo
Sfia Bouarfa est pessimiste sur le sort de son parti. "Le PS n'a pas voulu miser sur des étrangers valables et qualifiés, et ces derniers se sont tournés vers les libéraux…". Selon Andrea Rea, le PS sera mis en difficulté par ses tensions internes, opposant les défenseurs intransigeants de la laïcité à ceux qui veulent s'ouvrir aux électeurs musulmans moins progressistes. Sfia Bouarfa, d'origine marocaine, a subi cette tension il y a cinq ans déjà, lorsqu'elle s'est fait traiter de "pute" et de mauvaise musulmane par un camarade de parti…
La France peut-elle apprendre quelque chose de l'expérience belge? Andrea Rea souligne que la situation dans les deux pays est très différente. En Belgique les électeurs peuvent, via le vote de préférence, modifier de manière significative les listes, "ce qui favorise l'émergence des candidats d'origine étrangère".
Voilà comment Elio Di Rupo a pu arriver à la tête du gouvernement fédéral. "La France n'offre pas cette possibilité. De plus Sarkozy ne peut pas se permettre de céder maintenant sur ce point. Cela avantagerait trop le Front National".