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‎ »Plus belle la vie » version turque: les Grecs sont accros

mercredi, 14 décembre, 2011 - 10:25

Les feuilletons turcs ont un succès retentissant dans les Balkans, dans le monde arabe et ... en Grèce. En suivant les péripéties romancées du quotidien de leurs voisins, les Grecs se rendent compte qu'ils ne sont pas si différents. Les soap operas plus forts que la diplomatie ?

Ce qu’attendent impatiemment les Grecs, en ces jours d’automne, ce n’est ni l‘annonce des nouvelles mesures d’austérité, ni même celle de la faillite avec retour à la drachme, ce sont … leurs retrouvailles avec les Turcs. Comme le titre avec humour un quotidien grec:

Le monde entier suit le drame grec pendant que les Grecs regardent les séries turques".

En effet depuis deux ans, à 21 heures, les rues se vident et les écrans s’allument: "Les frontières de l’amour", feuilleton turc, a été longtemps le rendez-vous quotidien de tous les Grecs.

Un succès fou, une audience inespérée pour la première chaîne privée du pays, Mega. Depuis, ce sont toutes les autres chaînes privées qui s’y sont mises. Entendre parler turc en prime time (car rien n’est doublé, tout est sous-titré) aurait été impensable il y a encore quelques années, vu le contentieux historique entre la Grèce et la Turquie et les différents encore en suspens entre les deux pays: Chypre, minorités réciproques, querelles d’espace aérien et de fonds marins. Le soutien à l’entrée de la Turquie dans l’Europe par Athènes a fait avancer les choses.

Ainsi baklava la vie

Pourtant, c’est une telenovela, au schéma classique – amour, gloire et beauté -, mais corsée par la donne géopolitique, qui a réussi ce miracle diplomatique.

L’intrigue est savoureuse: Nazli, la fille d’un fabricant de baklavas d’une ville de province de Turquie aime Nikos ("le gendre étranger", le nom du feuilleton en Turquie), armateur grec d’Istanbul (Constantinople pour les Grecs). Deux amoureux, deux familles, des voisins très présents.

Ici, pas de haine version Capulet et Montaigu. Les deux familles, la turque et la grecque, sont favorables à cette union. Mais, à chaque fois, cet amour va être mis en danger par l’extérieur, concentrant tous les chocs de cultures possibles: grec et turc, musulman et chrétien, province et capitale, milieu artisan et milieu richissime. Et quant à leur tour, les grands-parents sont touchés par Cupidon – l’aristocratique "yiayia" grecque Evangelia s’unit au madré grand-père turc à la belle moustache, Mehmet, vétéran kémaliste de la lutte contre les "ennemis du peuple turc" -, c’est la cerise sur le gâteau.

Eldorados

Le feuilleton surfe sur l’actualité concrète des deux pays: la rencontre des amoureux un bel été sur l’île de Simi, à quelques encablures de la côte turque est plausible depuis que les Turcs peuvent, avec un visa allégé, passer la journée sur les îles voisines.

La jeune femme blonde qui s’occupe des enfants, Natalia, victime d’un proxénète, dit la réalité de tous ces émigrés balkaniques attirés par les deux nouveaux eldorados de la région que sont la Grèce et la Turquie.

La télévision, entre émissions de télé-réalité et académies de la chanson auxquelles participent, tour à tour, la fille de la famille ou le fils du voisin, joue aussi son propre rôle. De même que la vie quotidienne, comme partout: le démon de midi pour les deux pères de famille, le premiers émois adolescents pour le plus jeune fils, les difficultés du quotidien…

Quand "l’ennemi" se révèle intime…

Rien n’est tabou, tout est dit dans un scénario parfaitement ciselé. A chaque épisode, un événement extérieur ou les ragots d’un voisin remettent le fragile équilibre en danger: la tension monte tout au long de l’épisode, chacun se braque et se jette des anathèmes à la figure en se recroquevillant dans sa propre culture. Et puis, tout se dénoue dans une ambiance bon enfant, où par une astuce de l’intrigue, chacun relativise de facto.

Mais – et c’est la force et sûrement la raison du succès de cette série dans les deux pays -, rien n'est laissé de côté: le passé douloureux, les haines centenaires, les préjugés réciproques. Le tout dans une désacralisation lucide et joyeuse des dogmatismes religieux et des fanatismes nationalistes.

Durant les multiples diffusions et rediffusions de ce feuilleton, tous les téléspectateurs grecs vivent littéralement dans les salons des deux familles. Ils se vautrent dans les sofas aux napperons brodés et participent aux interminables agapes, avec les mille et un mezzés sur les tables.

Ils ont cru d’abord que c’était une émission de télé-réalité, avec des "vraies gens" et non pas des acteurs (pourtant fort célèbres en Turquie), tant tout leur paraissait familier, tout leur parlait.. Et lors de la "volta", la promenade du soir, ils commentent sans fin l’épisode, et s'étonnent à chaque fois:

C’est pas possible, ils sont comme nous".

Comme dans un miroir, ils voient leur propre image dans cette société "a la turca": l’importance de la famille, source de toutes les joies et de toutes les frustrations, lieu de tous les refuges ; la puissance de la figure patriarcale ; la quête d’indépendance des femmes entre intrigues et volontarisme ; l’enfant-roi des classes moyennes ; les traits de caractère à peine exacerbés comme la jalousie des "mâles" méditerranéens ; le goût pour les affaires et les combines ; la perte des traditions ; l’américanisation grandissante du mode de vie … ". L'ennemi" se révèle intime.

La morale est sauve

Les Grecs ne sont pas les seuls à être tombés sous le charme des soap-operas à la sauce turque. Tout le pourtour méditerranéen, qui se révèle être – ironie de l’histoire – l’ancien périmètre de l’empire ottoman, y a succombé.

Le quotidien marocain Au fait, rappelle que, selon des statistiques rendues publiques par le secteur, la Turquie a commercialisé, durant l'année en cours, plus de 100 télé-feuilletons dans 20 pays, ce qui a généré plus de 60 millions de dollars pour le pays.

La proximité culturelle est telle que les téléspectateurs bosniaques ou bulgares, mais aussi algériens et égyptiens s’identifient aux protagonistes turcs. Parce que, même si ces séries explorent dans des scenarii extraordinairement bien faits, des thèmes novateurs comme l’égalité entre hommes et femmes ou le travail féminin, ou abordent des tabous, tels les enfants hors mariage ou l’homosexualité, elles montrent que l’ouverture est compatible avec les valeurs traditionnelles, analyse Ipek Mercil, sociologue à l’Université de Galatasaray à Istanbul.

La morale est sauve puisque la figure patriarcale est toujours respectée et que le rôle de la famille reste central. Une sensibilité balkano-méditerranéenne qui est une aubaine pour la soixantaine de sociétés de production turques, réalisant ces séries télévisées, qui connaissent un fort développement depuis cinq ans.

Plus efficace que la diplomatie

Les aventures mélo des amoureux stambouliotes ont d’ailleurs vite débordé du petit écran pour se transformer en phénomène géopolitique, changeant même les mentalités: lorsque les acteurs ont été invités en Grèce pour une tournée promotionnelle, les Grecs, mêlant vraie vie et vie virtuelle, les ont accueillis comme des idoles et des nouveaux-nés grecs ont été appelés Onour ou Nazli, des noms des protagonistes.

Avec la progression des ventes à l'étranger des feuilletons turcs, l'apprentissage de la langue et de la culture turques est devenu très importants dans les pays arabes et les Balkans. C'est ce que nous appelons le 'soft power' dans le contexte de l'industrie culturelle,

estime Nilufer Narli, sociologue turc, professeur à l'université de Bahçesehir à Istanbul, cité par Au fait.

Cette prise de conscience hertzienne a été beaucoup plus efficace que des dizaines de réunions diplomatiques: des voyages s’organisent de plus en plus, les enfants et petits-enfants retournent là où ont vécu leurs ancêtres, les Turcs en Grèce (Ionanistan) et les Grecs en Turquie (Asie Mineure), des jumelages entre villes se font, on s’échange de l’électricité et de l’eau, de nombreux pompiers turcs sont intervenus en Grèce lors d’incendies ou de séismes et réciproquement.

Et malgré l’opposition des milieux nationalistes qui crient au sacrilège, les médias grecs continuent de plus belle, en gardant désormais les titres turcs: Kismet (Destin) l'après-midi sur Antenna 1 et Gümüs (Argent) le soir sur Makedonia TV. Et sur sa lancée, après s’être fait souffler la série Ask-i-Memnu (Amour d’automne), Antenna 1 va frapper un grand coup cet hiver avec Ezel et Dudaktan kalbe (Des lèvres au cœur) qui a fait un tabac en Turquie.

La suite au prochain épisode …


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