L'ex-chef d'état major des armées turques, Ilker Basbug, a été placé en détention préventive, accusé d'avoir voulu renverser le gouvernement issu de la mouvance islamiste. L'ancien général et président turc Kenan Evren a, quant à lui, été inculpé pour "crimes contre l'Etat". Longtemps intouchables, les putschistes sont rattrapés pour être jugés.
Ilker Basbug n’arrive pas en terre inconnue. La prison de Silivri dans laquelle l’ex-chef d’état major (2008-2010) a été transféré vendredi 6 janvier accueille de nombreux autres militaires qui ont servi sous ses ordre ou à ses côtés. C’est le cas d’Ibrahim Firtina, l’ancien chef de l’armée de l’air et de Cetin Dogan, ancien chef de la première armée.
L’incarcération du général Basbug marque une étape sans précédent dans le démantèlement du réseau anti gouvernemental connu sous le nom générique d’Ergenekon. Ce réseau aux multiples branches est soupçonné d’avoir tenté de faire tomber le parti AKP (parti de la justice et du développement), au pouvoir depuis 2002, par le biais de plusieurs actions telles que le projet Balyoz et le "plan d’action contre la réaction".
C’est dans le cadre de cette dernière affaire que le général Basbug a été entendu, durant sept heures, jeudi. Il a été convoqué en tant que suspect au sujet d’un système de propagande constitué de 42 sites internet, destinés à discréditer le parti AKP ainsi que la confrérie religieuse du leader Fethullah Gülen. Vendredi matin, il a été placé en détention préventive pour avoir "appartenu et dirigé une organisation terroriste et avoir tenté de renverser le gouvernement".
Il rejoint les rangs des 58 généraux turcs actuellement emprisonnés dans le cadre de ce dossier Ergenekon, et des 82 entendus en tant que témoins.
Une affaire téléguidée par le pouvoir politique ?
L’intéressé a qualifié ces accusations de "tragi-comiques".
Si j’avais eu d’aussi mauvaises intentions, j’aurais pu trouver d’autres manières d’atteindre mon but étant donné que j’ai commandé une force de plus de 700.000 hommes,
a-t-il déclaré.
Le principal parti d’opposition a de son coté fustigé cette incarcération, estimant que cette affaire était téléguidée par le pouvoir politique. L’appel du président Abdullah Gul à respecter la justice, "la même pour tous", a aussi fait un flop au sein de l’opposition qui rappelle que les enquêtes judiciaires menées contre des proches du gouvernement sont quasi inexistantes.
Cette incarcération, la première d’un ex général en chef des armées par un juge civil est en revanche "une victoire du système judiciaire turc", selon Lale Kemal. Cette spécialiste des forces armées rappelle que d’autres détenus ont reconnu avoir créé ces sites internet sur ordre du géréral Basbug.
Si la justice avait failli à arrêter le plus haut responsable, elle aurait été ridicule. Ceci est donc une avancée pour la démocratie turque."
Le coup est rude en revanche pour l’institution militaire, deuxième armée de l’OTAN en termes d’hommes. Se voulant garante de la laïcité, elle a mené par le passé trois coups d’Etat (1960, 1971 et 1980) et poussé un gouvernement à la démission en 1997.
Or, depuis 2007 et la révélation de ces affaires, elle ne cesse de voir son influence diminuer, notamment dans le cœur des turcs qui ont plébiscité dans les urnes, à trois reprises, un gouvernement issu de la mouvance islamiste. Preuve que l’armée perd son bras de fer avec le pouvoir politique – devenu lui-même de plus en plus autoritaire et sans garde fou – le chef d’état major et certains autres généraux avaient tout simplement démissionné en août dernier.
Vers une démilitarisation de la société
Autre indice de la baisse d’influence de cette institution, un procureur a requis cette semaine la prison à vie pour Kenan Evren et Tahsin Sahinkaya. Respectivement âgés de 94 et 86 ans, ces deux vieillards sont les seuls membres encore vivants de la junte responsable du coup d’état militaire de 1980.
Le 10 janvier, la Justice turque a inculpé Evren, ancien président de la Turquie, et Sahinkaya de "crimes contre l'Etat" réalisés lors de ce coup de force, qui avait conduit à une cinquantaine d'exécutions et plusieurs centaines de milliers d'arrestations, d'après l'agence de presse officielle Anatolie. Cette inculpation aurait été impossible avant l'arrivée d'AKP au pouvoir.
Longtemps intouchable, l’armée est aussi de plus en plus souvent appelée à répondre de ses actes sur le terrain militaire. C’est notamment le cas depuis la bavure du 29 décembre lors de laquelle l’aviation a bombardé un groupe de 35 villageois qu’elle avait pris pour des membres de l’organisation armée kurde du PKK.
Ce chemin vers une démilitarisation complète de la société reste toutefois long. "L’actuel processus judiciaire doit se doubler de réformes de fond", estime Lale Kemal.
Il faut notamment subordonner les forces armées turques au ministère de la défense. Or, le gouvernement ne semble pas prêt pour cela.
Article actualisé le 10 janiver