Des policiers belges et néerlandais utilisent des méthodes sécuritaires de plus en plus contestables: listes noires et caméras "intelligentes" font désormais partie de la panoplie de certains postes de police. Au détriment de droits fondamentaux, comme la vie privée et la présomption d’innocence.
Deuxième volet de notre série sur les dérives sécuritaires.
Hans – un nom d’emprunt – est un jeune homme de 34 ans, résident de Gouda, ville de la Hollande méridionale, célèbre pour son fromage. Hans est sorti de prison il y a un mois à peine. Il avait été pris pour un braquage. Le quatrième en 10 ans. Le jour de sa libération, il a trouvé sous sa porte un message : "We houden je in de gaten" ("Nous vous tenons à l’œil"). Signé: la police de Gouda.
Deux jours plus tard, Hans était contrôlé par la police à la sortie de son domicile. Et à la fin de la semaine, il apercevait un véhicule de la police qui opérait une ronde en face de chez lui. Un des policiers lui a fait un signe de la main, pour bien lui montrer qu’il l’avait reconnu.
Malik – un autre nom d’emprunt – n’a jamais connu la prison. Mais, à 22 ans, il a été confronté à la police à plusieurs reprises pour des faits mineurs : tapage nocturne alors qu’il fêtait son anniversaire avec quelques amis ; plainte pour avoir sifflé une jeune femme dans la rue et lui avoir crié en public qu’elle était "een lekkere ding" (l’équivalent néerlandais de "t’es bonne !").
647 personnes sur liste noire
Le point commun entre Hans et Malik ? Ce sont deux des 647 personnes que la police de Gouda a placé sur une "liste noire" en juin dernier. Les services de police des Pays-Bas et de Belgique sont de plus en plus nombreux à utiliser ces fameuses "listes noires".
Dans le cas de Gouda, ces listes sont centrées sur les auteurs des faits et non sur les faits eux-mêmes. Peu importe donc leur gravité. Plus on a commis de faits délictueux, et plus on se "retrouve en haut sur la liste", explique Joep Pattijn, chef de district de la Région Gouwe et Ijssel, dont Gouda est la ville principale.
Nous allons incommoder ceux qui incommodent les autres",
ajoute-t-il pour préciser l’esprit de la méthode.
Ces listes noires ne sont pas immédiatement communiquées au parquet: la police "empile" les faits dans la liste et ensuite, lorsqu’elle considère qu’il y a suffisamment d’éléments, communique le tout en bloc. "Afin obtenir des peines plus lourdes", explique Joep Pattijn.
L’objectif poursuivi est la réduction du taux de récidive. Selon le site d’information policière Camilleri, le nombre annuel de braquage dans la région de Gouda est passé de 27 en 2003 à une cinquantaine ces dernières années. Et la police de la ville se plaint de sous-effectifs.
Grâce à cette politique, les policiers espèrent dissuader les récidivistes, "en majorité des jeunes d’origine marocaine", précise Joep Pattijn. Et surtout, ils comptent obtenir davantage d’arrestations. Huit personnes ont pu être jugées et condamnées à la prison grâce à cette méthode.
Caméras intelligentes et Viking : Big Brother travaille en duo
Mais ces listes noires ne sont pas le seul "outil" utilisé par les polices. Les caméras intelligentes constituent un élément essentiel de la nouvelle panoplie sécuritaire. Ces caméras sont capables de "reconnaître" un visage – en utilisant 80 points de comparaison, une technique similaire à celle des empreintes digitales – ou une plaque d’immatriculation.
C’est ainsi que sur l’autoroute A28, qui traverse le nord des Pays-Bas, depuis Utrecht jusqu’à Groningue, des caméras intelligentes, reliées au programme d’analyse de plaques d’immatriculation Viking, repère les véhicules qui ont déjà fait l’objet d’une interpellation. Ou dont les propriétaires ont eu affaire à la police et/ou à la Justice.
C’est également la technique utilisée par la police de la Côte Ouest, tant pour la surveillance des abords côtiers que dans son projet VIP – Very Irritating Police.
Les jeunes Wallons et Français "indésirables" sont repérés grâce aux caméras intelligentes dont la zone regorge. Ou la plaque de leur véhicule est reconnue par le système.
Première menace pour la vie privée
Mais ce système inquiète les défenseurs des Droits de l’Homme : pour les organisateurs des Big Brother Awards – qui se tiendront jeudi 26 janviers aux Halles de Schaerbeek, à Bruxelles – les listes noires viennent en tête des menaces sur la vie privée, suivie par la police de la Côte Ouest – Westkust Police – pour son utilisation des caméras intelligentes et son projet VIP !
Ils citent notamment le projet Safe Party Zone (zone soirée sûre) de la ville de Courtrai – ville de Flandre à une trentaine de kilomètres de Lille. Les organisateurs des soirées scannent les cartes d’identité des personnes qui veulent entrer. Ce scanner est relié à une base de données reprenant des "fauteurs de troubles" qui se voient refuser systématiquement l’accès à la soirée…
Si le projet présente des intentions louables – réduire le nombre élevé de bagarres dans ces établissements – selon les Big Brother Awards,
il porte atteinte au droit au respect de la vie privée, à la présomption d’innocence, au principe de légalité et au principe d’égalité et de non-discrimination. Par ailleurs, ce système part du principe que chacun est un potentiel suspect et développe ainsi la méfiance collective au sein de notre société. Il stigmatise les jeunes mais aussi les étrangers qui se font contrôlés de façon plus approfondie par les organisateurs de la soirée".
Une démagogie sécuritaire
Quant aux caméras intelligentes, si leur utilisation pour retrouver des enfants perdu ne fait aucun doute, l’absence de pictogramme ou d’autre moyen de signalisation de leur présence induit un contrôle automatique et systématique du citoyen à son insu.
Les caméras mobiles utilisées par la police Westkust posent aussi la question du respect de la vie privée. Le syndicat policier SPLF Flandre Occidentale a vivement critiqué l’usage de ces appareils :
- rien ne signale leur présence,
- ils ont été utilisés pour filmer des arrestations dans des habitations, ce qui contrevient à la "loi Caméras"de 2007,
- l’utilisation de "moyen techniques d’observation" est considérée comme "méthode particulière de recherche" qui devraient donner lieu à une autorisation spéciale du parquet.
Invention de la désobéisance civile… policière
Mais c’est la dernière critique du syndicat qui résume le mieux la situation et mérite d’être citée in extenso:
Le chef de corps concerné [Nico Paelinck, chef de corps de la police Westkust, NDLR] est d’avis que la législation doit être adaptée et transgresse pour cela volontairement la loi afin de provoquer le législateur. Une telle attitude constitue un message pour le moins ambigu pour la société: imaginons que chaque fonctionnaire de police, ou pire encore chaque citoyen, se mette à transgresser l’une ou l’autre législation lorsqu’il n’est pas d’accord…"
Autrement dit, le syndicat policier lui-même s’inquiète des dérives sécuritaires initiées au nom de la protection des citoyens. Mais c'est sans doute Janneke Christiaens, professeure de criminologie et de droit pénal à l’Université de Gand, a qui revient le dernier mot. Face à une proposition de Bart Somers – alors président du parti libéral flamand (VLD) – d’utiliser des listes noires afin de harceler les jeunes récidivistes, elle parlait de "truc bon marché afin de marquer des points auprès du public". Pour elle, il s’agit d’un "retour au 19e siècle".
En un mot: vendre nos droits fondamentaux contre un peu de démagogie sécuritaire…