Nouveau coup de filet, cette semaine, contre des sympathisants kurdes suspectés d'être liés au PKK, la bête noire du gouvernement Erdogan. Pendant ce temps, les procès de l'affaire Ergenekon continuent. Mais la justice turque ne convainc plus. Elle est accusée d'être instrumentalisée par le pouvoir politique contre l'Armée.
Les opérations se suivent et se ressemblent. Mardi 17 janvier, aux aurores, c’est aidé d’un hélicoptère et de plusieurs bus de forces de l’ordre que sept sympathisants kurdes ont été interpelés dans un quartier de la banlieue d’Istanbul.
Deux jours auparavant, 35 autres personnes ont été écrouées pour leurs liens supposés avec le KCK (union des communautés du Kurdistan), une organisation kurde qualifiée de branche urbaine de l’organisation armée du PKK (parti des travailleurs du Kurdistan).
"Génocide politique"
Depuis le lancement de cette affaire en 2009 en Turquie, ce sont plus de 700 personnes qui ont été incarcérées à travers l’ensemble du pays. Et les autorités ratissent large. On ainsi été arrêtés:
- de très nombreux cadres du parti kurde BDP (parti pour la paix et la démocratie, 36 députés à l’assemblée),
- des dirigeants de bureaux locaux, maires de localités kurdes, ou simples sympathisants,
- des photographes, membres du journal Ozgur Gundem,
- et même un éditeur et un professeur de droit constitutionnel qui ont participé à des universités d’été du BDP.
Mardi devant les membres de sa formation, le député Selahattin Demirtas n’a pas hésité à dénoncer un "génocide politique". Selon lui, ces arrestations en masse sont décidées par le "conseil des ministres et non par les tribunaux". A l’intérieur du parti BDP, on se fait peu d’illusion. La prochaine étape de cette "chasse aux sorcières" pourrait être la dissolution de leur formation, accusée de liens avec l’organisation armée du PKK.
Procès fleuves
Ironie du sort, ces accusations envers le système judiciaire et la main mise par l’actuel gouvernement issu de la mouvance islamiste sont également émises par l’armée, longtemps intouchable, aujourd'hui accusée de complot. Depuis 2007 et le lancement de l’affaire Ergenekon, plusieurs centaines d’officiers sont poursuivis par la justice pour leur participation présumée à des tentatives de coups d’état contre le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan.
Si la fin de l’impunité des militaires est saluée par les défenseurs des droits de l’homme et par les instances européennes, les critiques pleuvent tant sur le fond que sur la forme vis-à-vis de ces procès interminables.
Que ces militaires soient jugés mais par pitié, sur la base de preuves réelles et avec une procédure juste",
implore l’avocate Ayse Gul Hanyaloglu.
Son client, Deniz Kutluk, est un vice-amiral turc à la retraite. Placé en détention provisoire depuis 13 mois, il est soupçonné, comme 366 autres officiers, d’avoir participé à la planification d’un complot en marge d’un séminaire organisé en 2003 après l’arrivée au pouvoir du parti AKP (parti de la justice et du développement, issu de la mouvance islamiste).
Armée et AKP, meilleurs ennemis ?
Certains officiers auraient prévu la pause de bombes dans des mosquées stambouliotes et une série d’incidents militaires avec la Grèce. "Tout est basé sur la découverte d’un CD qui détaille les soit-disant preuves. Or, ce CD est un faux, nous en avons la preuve, mais les juges refusent de le faire authentifier !", regrette Ayse Gul Hanyaloglu.
Cette demande apparait d’autant plus légitime que certains officiers sont incarcérés depuis plus de deux ans. "Leur libération est systématiquement refusée sans aucune justification individuelle. Ils sont jugés en groupe", ajoute-t-elle.
Les doutes qui entourent ce procès Balyoz s’appliquent à d’autres affaires connues sous le nom d’Ergenekon et dans le cadre duquel l’ancien chef d’état major, Ilker Basbug, a été incarcéré, le 5 janvier. "Ceci est un règlement de compte", analyse un officier venu soutenir ses collègues au tribunal de Silivri.
Le gouvernement prend sa revanche sur l’armée qui a fait chuter une coalition réactionnaire en 1997. Mais cela va lui retomber dessus car les juges commettent des erreurs."
Le pouvoir change de main
Les arrestations, l’an dernier, de deux journalistes, Nedim Sener et Ahmet Sik, connus pour leurs positions antimilitaristes mais accusés de lien avec Ergenekon, ont en effet marqué un tournant. "Le pouvoir est en pleine 'fascisation' et devient de plus en plus autoritaire", estime Burcu Kutluk, la fille du vice amiral Deniz Kutluk.
L’armée perd de son pouvoir mais celui-ci passe entre des mains pas forcément plus sures. De plus, les gens ont une opinion toute faite face aux militaires. Je peux le comprendre car la Turquie a vécu plusieurs coups d’état. La société civile doit prendre les rênes du pays mais la méthode employée est trop brutale !"
Détentions de moins en moins provisoires
Les organisations de défense des droits de l’homme pointent constamment du doigt la très sévère législation anti-terroriste turque, qui attrape tout le monde dans ses filets : militaires, sympathisants kurdes, étudiants brandissant des banderoles anti-gouvernementales, journalistes et intellectuels. Avec, en filigrane, un recours excessif à la détention provisoire, trop longue – jusqu’à 10 ans.
Dans les couloirs du tribunal de Silivri où son père est jugé, Burcu Kutluk se questionne. "Je ne sais pas si le gouvernement est derrière tout cela mais il n’est désormais plus innocent car il observe, sans réagir."