Informelles mais légales, les communautés autofinancées (CAF) proposent de repenser le microcrédit traditionnel, pour le rendre plus participatif et citoyen. Une formule solidaire et conviviale, qui essaime dans toute l'Espagne. A Barcelone, la CAF Euroamerica nous a ouvert ses portes. Reportage.
La mauvaise santé économique et sociale de l’Espagne n’est plus une "actualité" mais une rengaine. Mariano Rajoy, président du gouvernement depuis le 21 décembre dernier, a dû l’assumer lors de son premier discours officiel, samedi 14 janvier, en annonçant qu’il prenait la tête d’un pays aux 5,4 millions de chômeurs, selon les derniers chiffres de l’Enquête sur la Population Active. Et les prévisions de 0,3% de croissance du PIB pour l’année laissent peu d'espoir à une future reprise de l’emploi.
"Si on épargne trop, on pourra toujours faire un prêt à Mariano Rajoy !"
Une ambiance économique pesante que les convives de Sandra ont décidé de laisser derrière la porte de son petit appartement de Cornellà, dans la banlieue-ouest de Barcelone. "Si on épargne trop, on pourra toujours faire un prêt à Mariano Rajoy !", s’amuse l’un des dix membres de la communauté autofinancée CAF Euroamerica. La création de leur structure a d'ailleurs coïncidé avec l'investiture du leader du Partido popular (PP, parti conservateur majoritaire depuis le 20 novembre).
Équatoriens, Boliviens et Honduriens, ils se connaissent de longue date du fait des aléas de leur parcours d’immigrés, du partage du boulot d’agent de nettoyage pour Sandra et la femme de Fidel, au partage du logement entre Pablo, Fidel et leurs compagnes; la confiance mutuelle née de cette expérience est la principale garantie du succès de leur projet d’épargne et de crédit solidaires.
C’est Fidel qui a découvert les communautés autofinancées lors d’un reportage télévisé et il a proposé aux autres de se lancer dans l’aventure.
La communauté autofinancée (CAF) fonctionne sur un principe très simple: un groupe de proches se réunit une fois par mois et chacun met de l’argent de côté, dans une caisse commune. A partir de cette épargne collective, chaque membre peut demander un crédit au cours de la réunion, que ce soit pour acheter un appareil électroménager, investir dans l’éducation de ses enfants ou répondre à une dépense de santé imprévue. Le fondement pédagogique de la CAF veut que tous participent à l’expérience: on s'essaie donc tout à la fois au poste de caissier, de trésorier… ou d’hôte des réunions mensuelles.
Une alternative participative au microcrédit traditionnel
A l’origine, ce système d’épargne solidaire est né en réponse à la crise du système du microcrédit, dont le fondateur lui-même reconnaît certains effets indésirables.
En 1983, j’ai fondé la Grameen Bank pour donner accès à des petits emprunts à des gens, surtout des femmes pauvres, pour les sortir de la pauvreté. A l’époque, je n’aurais pas songé une seconde que le microcrédit pourrait enfanter son propre troupeau d’usurier. Mais il l’a fait",
écrivait Muhammad Yunus dans les colonnes du New-York Times, en janvier 2011.
Jean-Claude Rodríguez-Ferrera, professeur d’économie à l’université Ramon Llull de Barcelone et spécialiste sceptique du microcrédit, cherchait depuis longtemps une solution à la hausse continue des taux d’intérêts des microcrédits et aux situations de surendettement dramatiques qui en ont trop souvent résulté.
En Amérique latine, il se rend compte qu’une des bénéficiaires d’un programme de microcrédit garde une part de son prêt et le redistribue au sein de sa communauté, générant à son tour du crédit.
Je me suis dit que c’était ça la véritable innovation: plutôt que de prêter de l’argent par l’intermédiaire d’une banque, il faudrait générer du crédit à partir de l’épargne collective des populations pauvres",
témoigne pour Myeurop ce quarantenaire jovial et mal rasé, depuis les bureaux de l’Association des Communautés Autofinancées (ACAF) à Barcelone.
Une "tontine améliorée"
Au fur et à mesure de ses investigations, il découvre que ce modèle d’épargne informel existe dans tous les pays en développement. Qu’on parle de "pasanacu" en Bolivie, "tontine" au Sénégal ou "natillera" en Colombie, l’histoire est toujours la même: les populations pauvres savent se démerder pour financer leurs dépenses quotidiennes quand l’accès au crédit bancaire est refusé ou ses taux d’intérêts trop élevés.
Contrairement à ce que laisse penser le microcrédit traditionnel, les besoins de crédit des populations pauvres ne sont pas liés à la création d’une entreprise. Ils servent plutôt à couvrir des dépenses courantes quand leur revenu entre dans une période creuse",
explique David, un jeune Équatorien embarqué dans l’aventure de l’ACAF, devant un croquis en dents de scie qu’il trace à la va-vite pour représenter le revenu d’une personne précaire.
Recruté par Jean-Claude dans son projet d’implantation des communautés autofinancées -qu’il nomme lui-même "des tontines améliorées"- en Espagne, il assiste à la réunion de la CAF Euroamerica. Il est là pour voir si les rudiments du système, élaboré par l’ACAF afin de simplifier la création d'une CAF par des tiers, ont bien été digérés: "Plus ils sont autonomes rapidement, mieux c’est", murmure-t-il tandis que Fidel calcule la somme déposée dans la caisse le mois dernier, sous l'œil du trésorier.
Assurance solidaire
L’une des membres de la CAF rembourse l’emprunt de 200 euros contracté le mois précédent à un taux de 1%, tandis que les autres épargnent le montant de leur choix dans la petite caisse bleue, sous le regard d’un couple d’amis boliviens qui pourrait rejoindre le groupe lors de la prochaine réunion.
En une demi-heure, c’est déjà bouclé: "Je sens que ce groupe-là a déjà tout saisi", dit-il, après avoir déjà assisté à la création d’une soixantaine de CAF en Espagne. "C’est mieux qu’une pasanacu, reconnaît le futur membre de la CAF. Contrairement au système pasanacu, où l’argent épargné est donné chaque mois à un membre selon un tirage au sort, explique David, les membres de la CAF peuvent prendre un crédit quand ils en ont besoin, voire plusieurs dans l’année".
Outre les crédits qu’ils peuvent contracter, Fidel propose que chaque membre place 50 euros par an pour créer un fond d’urgence: si l’un d’eux doit faire face à une dépense exceptionnelle – comme un billet d’avion en cas de décès familial – il pourrait utiliser la totalité sans devoir rembourser. Tout le monde acquiesce dans un soulagement général.
Quand le Sud inspire le Nord
Lorsqu'il évoque les racines informelles des communautés autofinancées, Jean-Claude ne peut s’empêcher de rappeler que pour une fois, c’est une solution qui vient des pays du Sud pour les habitants des pays du Nord. Il espère désormais généraliser cette alternative face au système bancaire traditionnel, par la création d’un "Facebook des CAF". Pendant ce temps, David planche sur le statut de l’association qui va bientôt héberger une "CAF des CAF". Celle-ci doit permettre de prendre des crédits plus importants à partir de l’argent des CAF qui, paradoxalement, ont majoritairement un trop-plein d’épargne.
Ou, comme le propose, cynique, l'un des membres de la CAF Euroamerica: prêter de l’argent à Rajoy pour l’aider dans ses démarches pour les 8.900 millions d’euros que son gouvernement a annoncé vouloir économiser.
En attendant, Sandra sert les boissons et met les petits plats dans les grands pour la collation de fin de réunion. Là encore, la CAF Euroamerica a vite intégré l’objectif majeur des CAF, résumé par Jean-Claude, dont le projet a été récompensée par de nombreux prix: "Utiliser la finance comme prétexte pour créer du lien social".