Anglo Irish Bank n'a plus de clients: impossible d'y déposer de l'argent ou d'obtenir un crédit. Pourtant, l'Etat irlandais continue de rembourser à coup de milliards les créanciers privés de cette banque en failitte. Une injustice que dénoncent les associations, syndicats, et citoyens. Pour la BCE, l'Irlande fera face à l'équivalent "d'une explosion à Dublin" si elle ne remplit pas ses engagements.
L’Irlande n’a pas fini de payer le prix de la bulle immobilière qui l’a frappée de plein fouet en 2008. Les banques du pays, coupables et victimes de cette crise, ont du être renflouées à de multiples reprises par le gouvernement irlandais et constituent aujourd’hui une lourde charge pour le budget gouvernemental, et donc pour les contribuables. Au total près de 47 milliards d’euros ont été débloqués pour recapitaliser et nationaliser les banques de l’île. Parfois en vain.
Ainsi, malgré les milliards injectés, l’une des banques les plus imprudentes pendant la crise, Anglo Irish Bank, est finalement en train d’être démantelée, après ses pertes abyssales de 17 milliards d’euros en 2011. De l'aveu même de Michael Noonan le ministre des finances irlandais,
La seule chose qui permette de donner le nom de banque à Anglo, c'est sa licence de banque.
Pourtant, cette banque continue de coûter très cher. Rien que dans les deux prochaines semaines, 2,25 milliards d’euros vont être remboursés aux détenteurs d’obligations de Anglo, rebaptisée depuis Irish Bank Resolution Corporation (IRBC). D’autres versements d’environ 5 milliards sont encore prévus – qui ne constituent qu’une maigre partie de l’abyssale dette bancaire du pays.
Et, pas question de tergiverser. La Banque centrale européenne a en effet averti, en termes fort peu diplomatiques, que le gouvernement irlandais devrait faire face à une situation comparable à "l'explosion d'une bombe à Dublin" – selon les propos rapportés par Léo Varadkar, le ministre des Transports – si ellene s'acquitte pas de ses "obligations".
La goutte d'eau de trop ?
Qui va toucher ces versements ? Personne ne le sait vraiment, mais les analystes suspectent que des fonds spéculatifs en ont racheté, pour la plupart sur le marché secondaire, à prix bradé, lorsque Anglo a commencé à vaciller en 2008. "Ces obligations étaient censées être des actifs sécurisés, explique Lorcan Roche-Kelly, stratégiste pour Trend Macro, donc ceux qui les ont acquis en premier lieu s’en sont certainement débarrassé lorsque le risque de ne pas être remboursé est devenu réel".
Pour les Irlandais, à qui le gouvernement et la troïka (le FMI, la commission européenne et la BCE) demandent de se serrer la ceinture, c’en est trop.
Déjà en novembre dernier, nombre d’entre eux avaient exigé la suspension du remboursement d’une première salve d’obligations, en vain. "Depuis, tout va de pire en pire", s’agace Mark Conroy du site contact.ie, qui propose une campagne d’envoi d’e-mails aux députés irlandais. Il ajoute: "Nous réalisons que les politiques ne parlent plus pour nous ni ne nous représentent. En fait, il se fichent de nous". Jusqu’à présent, plus de 140.000 emails ont été envoyés, signe que la question commence à mobiliser les citoyens.
Effacer la dette
Mark n’est en effet pas le seul à s’être emparé de la question. Du mouvement Occupy Dublin aux économistes en passant par certains journalistes et syndicats, beaucoup d’Irlandais ont pris à bras le corps le combat pour un effacement de la dette de Anglo. Chose rare en Irlande, des manifestations ont même eu lieu dans des petits villages ruraux de l’île.
Les personnes qui élèvent la voix aujourd’hui viennent d’horizons sociaux très divers. Le mouvement rassemble des fermiers, des chômeurs, des étudiants, des entrepreneurs, des Irlandais de la diaspora, même des membres du parti politique au pouvoir. Ce sont des gens parfois très éduqués. Continuer d’ignorer ces gens éternellement n’est tout simplement pas possible sans créer une situation explosive,
analyse Constantin Grudgiev, économiste de Dublin.
"Ce n'est pas notre dette"
Pour canaliser la colère des irlandais, une trentaine d’organisations (syndicats, associations, think tanks) ont réuni leurs forces autour d’une coalition et lancé le 18 janvier la campagne "Not our debt" (ce n’est pas notre dette) afin de sensibiliser les citoyens et de faire pression sur le gouvernement et les parlementaires pour qu’ils en décident autrement. Le message de la coalition est clair: "la dette de ces banques maintenant nationalisées n'est pas de la responsabilité du peuple irlandais", explique-t-elle dans un communiqué demandant la suspension immédiate des paiements de ces dettes et la renégociation des accords conclus avec la troïka.
Jimmy Kelly, secrétaire général du syndicat UNITE qui a rejoint la coalition, estime cette demande atteignable:
Cette action tracerait un trait dans le sable contre les pratiques de financement imprudentes et épargnerait des milliards d’euros au peuple irlandais, sans que cela n’ait de répercussions pour les gens ordinaires en Irlande ou ailleurs. Notre demande est réaliste et peut être satisfaite.
Des négociations avec la BCE ?
Mais derrière les apparences, les choses sont un peu plus compliquées que cela, estime Lorcan Roche-Kelly, stratégiste financier chez Trend Macro:
En fait, le gouvernement a une autre stratégie pour soulager la dette de l’Irlande. Il est en train de négocier avec la BCE un échelonnement des reconnaissances de dette de 30 milliards d’euros émises en 2010 par le précédent gouvernement pour renflouer les banques.
L’avantage de ces reconnaissances de dette est qu’elles ont été émises avant l’octroi du plan de sauvetage de l’Irlande, dans le cadre d’un accord bilatéral avec la BCE uniquement, et non avec la troïka.
Il faut bien comprendre le rôle de la BCE et de la Banque centrale d’Irlande dans cette histoire. En 2010, quand les banques irlandaises ont été confrontées à une fuite des dépôts, le gouvernement et la banque centrale d’Irlande, avec l’accord de la BCE, se sont mis d’accord pour que la Banque centrale d’Irlande refinance les banques à court terme via un instrument appelé "emergency liquidity assistance".
Comme son nom l’indique, il s’agit de liquidités d’urgence octroyées sans autre garantie que les fameux billets à ordre émis par le gouvernement. Depuis fin 2010, ces opérations exceptionnelles totalisent de 40 à 50 milliards d’euros, ce qui est énorme à l’échelle d'une économie irlandaise dont le PIB avoisine 160 milliards d'euros. Mais ces prêts ne sont pas éternels, un jour où l’autre la Banque centrale d’Irlande devra les effacer.
En plus donc de rembourser les créanciers de Anglo, l’argent des contribuables irlandais est en train de s’enfouir dans le trou noir du bilan de la banque centrale d’Irlande.
"C'est la BCE qui a tout pouvoir"
Du coup, explique le stratégiste financier Roche-Kelly, là où le gouvernement a une marge de manoeuvre, c’est en négociant avec la BCE un allongement de la durée de remboursement de ces billets à ordre, par exemple sur 40 ans au lieu de 20. En faisant cela, il pourrait ramener les versements du gouvernement de 3,1 milliards d’euros par an à 1 milliard, sachant que l’inflation fera fondre une grande partie de cette dette sur le long terme. De la sorte, Michael Noonan (le ministre des finances irlandais) soulagerait énormément le budget de l’Etat, quitte à rembourser quelques milliards de plus aux investisseurs privés.
Je comprends donc la stratégie du gouvernement, d’autant qu’aujourd’hui c’est la BCE qui a tout le pouvoir,
affirme Roche-Kelly, qui approuve néanmoins avec cynisme les revendications de la coalition:
Ces investisseurs ne devraient pas être remboursés, c’est clair. Mais vous savez, cela fait bien longtemps que les règles de base du capitalisme ne sont pas appliquées dans ce pays.
Soulager l'économie réelle pour une croissance durable
Pour l'économiste Constantin Gurdgiev, il faut aller plus loin:
Le problème structurel de l’Irlande n’est pas seulement financier: le ratio de dette non-financière rapportée au PIB, d’environ 400%, est l’un des plus élevé du monde. Sans effacement de dette quelque part dans le système, il n’y a aucune chance que ce pays ne retrouve le chemin de la croissance. Ce qui est donc primordial, c’est d’alléger la dette de l’économie réelle c’est à dire celle du gouvernement, mais aussi et surtout celle des ménages.
C’est pourquoi, en plus de ne pas rembourser les créanciers de Anglo-IRBC, il milite en faveur d’un effacement au moins partiel des dettes dues à la Banque centrale d’Irlande via les liquidités d’urgence octroyées au système. "Cet argent, est de toute façon déjà dans le circuit, et n’a pas créé d’inflation. Il est donc important maintenant qu’il serve à relancer l’économie réelle", argumente l’économiste. Pour lui, alléger la dette des banques pourrait permettre, dans un second temps, d’alléger la dette des ménages sous le poids des crédits hypothécaires.
Il faut bien voir qu’avec la chute des prix de l’immobilier, les ménages irlandais sont actuellement en train de perdre en moyenne 40% de la valeur de leur maison,
indique-t-il.
Or, le problème de l’Irlande à long terme, c’est que les gens qui sont en âge aujourd’hui de créer des entreprises et des emplois croulent sous ces dettes ou ont quitté le pays, ajoute-il. Allégeons d’abord le fardeau des citoyens, et ensuite nous pourrons mener les réformes dont le pays à besoin, en coordination si besoin avec l’Union Européenne.
Sourde oreille de la troïka
Mais le gouvernement et la troïka continuent apparemment de faire la sourde oreille. Le 19 janvier, la mission de la troïka en Irlande chargée d’évaluer les progrès du pays dans le cadre de son plan de sauvetage continuait, dans son rapport trimestriel, de louer les mérites et les progrès de l’Irlande, alors même que le pays est entré en récession au dernier trimestre de 2011 et que les objectifs de déficit budgétaire n’ont pas été atteints.
Le seul mince espoir pour l’Irlande, c’est la promesse faite par la BCE de remettre en février un "rapport technique" sur la possibilité d’une renégociation des 30 milliards de billets à ordre émis par le gouvernement. Mais rien n’est encore fait.
Dans une intervention musclée, le journaliste Vincent Browne apostrophait les représentants de la troïka:
Comment pouvez expliquer que les contribuables irlandais continuent de payer des milliards d’euros aux investisseurs privés d’une banque en faillite ?
Visiblement destabilisé, Klaus Masuch de la BCE s’est alors fendu d’un laconique réponse: "Nous avons répondu à cette question il y a deux ans, lorsque nous avons évité la faillite globale du système financier".
Les dirigeants de la troïka seraient bien avisés de trouver une réponse plus satisfaisante, si l’on en croit Mark Conroy lorsqu’il achève la discussion:
En Irlande, nous n’avons pas l’habitude de nous rebeller, mais nous voyons aujourd’hui le réveil d’une nation. Et croyez moi, maintenant que nous sommes réveillés, nous n’allons pas nous rendormir.