Egypte, un an après. La place Tahrir est, depuis ce matin, de nouveau noire de monde pour le premier anniversaire du début du soulèvement anti-Moubarak. Une Révolution aujourd'hui trahie par les militaires. Rencontres à Bruxelles, lors du festival “Egypt on film”, avec des cinéastes égyptiens. Ils dénoncent la censure et se tournent vers l'Europe.
En Egypte nous sommes maîtres dans l'art d'appeler les choses par le mauvais nom. Le régime de Moubarak, on l'appelait démocratie. Puis l'armée a pris le pouvoir, et nous avons appelé ça une Révolution”.
A mi-chemin entre la boutade et le constat amère, le réalisateur égyptien Ibrahim El Batout résume ainsi les états d'âme de tous ceux qui demeurent inquiets sur le sort de l'Egypte et des Egyptiens, un an après le soulèvement populaire qui a renversé le régime de Moubarak.
Invité récemment à Bruxelles à l'occasion d'Egypt on film, festival dédié au nouveau cinéma égyptien, il a présenté son dernier film, Hawi, dont le petit budget est inversement proportionnel à la poésie et aux émotions qui s'en dégagent. Hommage à la ville d'Alexandrie et à ses habitants, Hawi entremêle avec justesse plusieurs histoires, tout en laissant délibérément des nombreux non-dits.
L'image pour dénoncer la répression
"Je fais des films pour poser des questions et pour exprimer ma confusion", confie Ibrahim El Batout, qui, après avoir été reporter de guerre pendant dix-huit ans, est passé à la fiction pour raconter son pays.
- Confusion des occidentaux face au succès des partis islamistes aux premières élections législatives libres égyptiennes, qui se sont déroulées entre le 28 novembre et le 11 janvier.
- Confusion (et rage) des Egyptiens face à la violence de l'armée, qui devrait veiller sur les citoyens et les accompagner dans cette phase de transition, mais qui, finalement, alors que le Conseil suprême des forces armées (CSFA) dirige désormais le pays, ne se distingue pas du régime de Moubarak.
- Et puis il y a la confusion de certains artistes, comme Ibrahim El Batout, qui se sentent dépassés par les évènements et ont l'impression de “vivre dans une bulle”:
Ce que nous vivons dans les grandes villes, cela ne représente pas l'Egypte, où énormément de gens sont pauvres et analphabètes. Toutes ces discussions sur le rôle de l'art et du cinéma me paraissent parfois inutiles. Il y a encore tellement de problèmes à résoudre…."
Pourtant les choses bougent, surtout grâce aux jeunes. Ibrahim El Batout le sait bien, puisqu'il a réalisé Hawi avec les étudiants d'une école d'Alexandrie.
Ce n'est donc pas un hasard si Wael Omar, né en 1978, préfère, lui, s'abandonner à l'optimisme plutôt qu'à la confusion. Réalisateur de documentaires et producteur, il évoque avec émotion le 25 janvier 2011:
Pour la première fois, les gens qui manifestaient n'étaient pas seulement des activistes. Et tout le monde voulait capturer ces instants, on voyait partout des caméras, des téléphones portables. C'était incroyable.
Souvenir et témoignage, l'image filmée peut aussi devenir une arme pour dénoncer la répression menée par le Conseil suprême des forces armées et pour communiquer avec les égyptiens exclus des réseaux d'information alternatifs. Voilà le credo des jeunes qui ont lancé Moosireen et Askar Kazeboon ("Les militaires sont des menteurs", en arabe), deux initiatives de journalisme citoyen qui dénoncent les exactions des forces armées.
"La scène d'un baiser suffit à faire interdire un film!"
Mais la fiction peut, tout aussi bien, raconter la réalité, et il est essentiel que le cinéma égyptien retrouve la liberté dont il jouissait avant Moubarak. Ainsi que l'explique le réalisateur Khaled El Hagar, la censure est encore en vigueur – "la scène d'un baiser suffit à faire interdire un film!" – même si la pire censure, la plus dure à éliminer, c'est la censure intériorisée par les réalisateurs au cours des vingt-neuf ans d'autocratie.
L'Europe a-t-elle un rôle à jouer dans cette lente libération? Le producteur français Daniel Ziskind en est convaincu. Il a rappelle que jusqu'à maintenant les réalisateurs égyptiens ont dû compter surtout sur le soutien financier des pays du Golfe, très impliqués dans la promotion du cinéma arabe. Mais ce soutien, ont laissé entendre les réalisateurs invités à Bruxelles, n'est accordé qu'aux films "peu dérangeants”…
"Promouvoir le cinéma égyptien en Europe, estime Daniel Ziskind, lui assurer le succès qu'il mérite, comme cela a été le cas avec L'immeuble Yacoubian de Marwan Hamed, cela peut aider à mettre fin à la censure qui règne encore en Egypte".