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Nouvelle vague libertaire en Pologne

mercredi, 1 février, 2012 - 12:32

La société civile polonaise, longtemps atone et conservatrice, est mobilisée contre l'accord ACTA, version internationale de la loi Hadopi. A la pointe du combat, le mouvement "Palikot", entré au Parlement en octobre 2011 grâce à son programme social, libertaire et anticlérical. Anna Grodzka, première députée transsexuelle de Pologne, revient pour Myeurop sur l'évolution de son pays.

Des dizaines de milliers de manifestants dans les rues des principales villes du pays, une centaine de sites populaires rendus délibérément inaccessibles pendant plusieurs jours en signe de contestation, des sites Internet gouvernementaux attaqués par des groupes de hackers: la Pologne est sans dessus-dessous depuis quelques semaines.

La signature par le gouvernement de l'accord international ACTA (Accord commercial anti-contrefaçon) a provoqué une mobilisation inédite d'une société civile longtemps considérée comme atone et conservatrice. Un sursaut qui s'inscrit dans un changement de fond de la société polonaise, incarné par le succès du Mouvement de Palikot (Ruch Palikota).

ACTA, un super Hadopi mondial

En l'occurrence, les critiques dénoncent une convention internationale qui vise, entre autres, à encadrer les échanges sur Internet, dans le but de lutter contre la contrefaçon et de protéger les droits d'auteurs, soit une version supranationale de mesures adoptées dans certains pays, telles Hadopi en France.

ACTA est très critiqué à travers le monde, cet accord étant perçu comme une tentative de limiter les libertés individuelles sur Internet et d'y commercialiser les échanges. Une occasion idéale pour Anna Grodzka, première députée transsexuelle de Pologne, de monter au créneau. Sur Radio Kraków, le 23 janvier, elle dénonce un

accord préparé dans l'intérêt des corporations qui gèrent les droits de distribution. Ce n'est pas dans l'intérêt des créateurs, et certainement pas dans l'intérêt des consommateurs, c'est à dire de chacun d'entre nous.

L'icône du changement

Après deux décennies de libéralisme économique décomplexé et de rigidité sociale, Anna Grodzka se fait aujourd'hui porte-parole d'une Pologne qui change, et dont elle se veut la "preuve vivante". Il y a encore peu, elle s'appelait Krzysztof Bęgowski. Né en 1954, il se sent très rapidement mal à l'aise dans son corps d'homme. Emprisonné dans le carcan d'une société encore patriarcale, il assume tant bien que mal son identité masculine, se marie, a un enfant.

Ce n'est qu'au cours des années 2000 qu'il remet en question sa condition de vie. Après son divorce en 2007, il crée Trans-Fuzja, une association de soutien aux transsexuels en 2008. C'est en 2009 qu'il franchit l'étape décisive et se rend à Bangkok, en Thaïlande, pour y recevoir implants mammaires et modifications de l'appareil génital. En 2010, de retour en Pologne, elle reçoit une nouvelle carte d'identité, devient officiellement Anna Grodzka et achève ainsi son processus de transformation.

Dans la préparation des élections législatives d'octobre 2011, elle est approchée par Janusz Palikot pour devenir une des icônes de son mouvement "Palikot", du nom de son parti, le Ruch Palikota. Sa plate-forme électorale inédite en Pologne, propose un programme social, libertaire et anticlérical. Pari réussi: le Ruch Palikota remporte 10% des voix et 41 sièges au Sejm (chambre basse du Parlement).

Mes électeurs veulent une Pologne moderne, une Pologne ouverte à la diversité, une Pologne où chacun se sentirait à l'aise malgré ses différences. Je ne peux pas les décevoir dans leurs attentes,

déclarait Anna Grodzka après sa prestation de serment le 8 novembre 2011.

Garantir le droit à l'avortement

Le Ruch Palikota s'affiche comme un parti "moderne et modernisant", qui milite pour une Pologne adaptée aux réalités sociales du 21ème siècle. Dans le domaine social, il s'agirait d'encourager le développement d'un système libéral, qui prendrait en compte les intérêts des individus, à travers une refonte du système de sécurité sociale – dans le sens d'une redistribution plus juste ou de l'instauration d'un impôt à taux unique.

Sur les questions politiques, le Ruch Palikota demande l'introduction d'une dose de proportionnelle dans le système électoral et l'élimination du Sénat (chambre haute du Parlement).

Le Mouvement mise sur des revendications libertaires de la société polonaise, en particulier parmi les jeunes, son principal support électoral. Il souhaite ainsi rétablir un droit garanti à l'avortement, réduit au cours des années 1990 à un régime strict d'exceptions.

Janusz Palikot a fait de la dépénalisation de la possession et consommation de drogues douces une autre priorité. Selon lui, l’État se devrait aussi de distribuer gratuitement des préservatifs, de rembourser les fécondations in-vitro ou encore d'améliorer la prise en charge et la protection de la communauté LGBT, par exemple en autorisant les unions civiles entre individus du même sexe.

La "Révolution Palikot"

La question du rapport entre État et religion n'est évidemment pas en reste. Dans un pays où plus de 90% des habitants se revendiquent comme catholiques, le Ruch Palikota demande l'arrêt de l'éducation religieuse dans les écoles publiques ou encore la fin des subventions d’État aux Églises. Dans un entretien réalisé à Varsovie le 18 novembre 2011, Anna Grodzka est allée même plus loin:

Pendant des siècles, l'Eglise catholique s'est rendue coupable de trop d'avidité, d'une obsession d'influencer tout autour d'elle et de l'encouragement d'un climat de haine. Je ne renie pas l'importance qu'a l’Église en Pologne, mais je crois qu'elle ne peut y jouer un rôle positif qu'une fois purgée. Comme la réforme s'avère difficile, voire impossible, je préconiserais, à titre personnel, son auto-dissolution.

La stratégie de la provocation

Dans sa lutte pour une ouverture du débat public en Pologne, la meilleure arme du Ruch Palikota réside dans ses représentants, c'est-à-dire des déçus et dissidents des partis traditionnels, ainsi que des personnalités de la société civile. Aux côtés d'Anna Grodzka, Robert Biedron, le premier député polonais ouvertement gay, ou encore Wanda Nowicka, militante féministe de longue date, garantissent une publicité essentielle à la stratégie de Janusz Palikot.

Magnat de la vodka, ce dernier est l'une des plus grosses fortunes de Pologne. Entré en politique en 2005 en tant que membre de la Plate-Forme Civique (Platforma Obywatelska – PO), il s'est fait connaître au cours des dernières années par ses provocations décalées. En avril 2007, alors que la ville de Lublin est sous le choc de la mise en accusation de policiers pour viols, il exhibe un godemiché et un pistolet à une conférence de presse: les "symboles modernes de la loi et de la justice en Pologne", selon lui.

En octobre 2008, dans un style digne du film de Francis F. Coppola, Le Parrain, il se rend sur un plateau de la chaîne de télévision TVN24 et pose sur la table une tête de cochon sanglante. Il déclare par-là la guerre aux dirigeants de la Fédération Polonaise de Football (PZPN), qu'il dénonce comme "tous corrompus". En 2009, il se plaît à sous-entendre sur son blog l'homosexualité refoulée de Jarosław Kaczyński, le leader de l'opposition.

Des prises de positions qui agacent, même au sein de son parti, qu'il quitte en 2010 pour fonder son propre Mouvement. Sans changer sa stratégie de provocation: le 20 janvier 2012, sur le point de déposer un projet de loi réclamant la dépénalisation des drogues douces, déclare vouloir allumer un joint dans son bureau du Sejm. Face aux pressions de la Présidente de l'assemblée et aux menaces de représailles judiciaires, il n'a cependant brûlé qu'un bâton d'encens, contenant un dosage légal de marijuana.

A travers ses représentants charismatiques, le Ruch Palikota va probablement faire parler de lui au cours des prochains mois. Malgré une percée remarquable aux dernières élections, il est néanmoins assez peu probable qu'il puisse faire passer ses principaux projets, en l'absence d'une majorité suffisante.

L'accord ACTA a bien été signé par le gouvernement le 24 janvier. Et peu de députés semblent prêts à parler de marijuana et d'avortement.

Le vent du changement pourrait vite se heurter à un mur de traditionalisme.




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