Le premier ministre turc veut “former une jeunesse religieuse” et non pas une "jeunesse droguée". Cette nouvelle entorse au "modèle laïc turc" inquiète à Istanbul politologues, universitaires et journalistes. Erdogan dévoile-t-il son but profond, à savoir islamiser la société turque?
Le premier ministre Recep Tayyip Erdogan vient d'ouvrir la boite de Pandore de l'Islamisation de la Turquie, en déclarant vouloir que "la jeunesse turque soit élevée de manière religieuse".
Et face à l'opposition laïque offusquée, il a remis le couvert.
Est-ce que vous attendez du parti conservateur et démocrate AKP (Parti de la Justice et du Développement, au pouvoir) qu'il forme une génération d'athées ? C'est peut-être votre affaire, votre mission, pas la nôtre. Nous allons former une génération démocratique et conservatrice qui embrasse les valeurs et les principes de notre nation"
a-t-il lancé avant de demander au parti kémaliste du CHP (parti républicain du peuple) :
Vous ne voulez pas d’une jeunesse religieuse. La voulez-vous droguée ?"
La vigueur de ces propos a fait des vagues dans ce pays dont la population est, certes, majoritairement musulmane, mais dont le système politique est fondé sur les principes d’une république laïque.
Déclarer qu’il souhaite former une jeunesse religieuse n’est rien de moins qu’une menace envers l’état laïc"
Confirm Ali Carkoğlu, politologue à l’université Sabanci d’Istanbul.
Il y a encore quelques années, le premier ministre aurait certainement réfléchi à deux fois avant de prononcer une telle phrase. Il aurait eu peur de voir son parti risquer la dissolution (en 2008, accusé d’activités anti-laïques, l’AKP a échappé de justesse à la dissolution, ndlr). Or aujourd’hui, il sait que ce risque n’existe plus. Il est extrêmement confiant et se soucie peu des critiques".
Une insolente confiance
Cette confiance, le premier ministre turc l’arbore souvent avec insolence depuis son triomphe électoral de juin dernier. Son parti y a obtenu 50% des suffrages, un score en nette progression qui lui permet de diriger seul le pays, pour la 3ème législature d’affilée. A cela s’ajoute sa victoire dans son bras de fer avec l’armée, une institution autoproclamée garante de la laïcité. Affaiblie par de nombreuses accusations de tentatives de coup d’état, l’armée ne semble plus en passe de jouer un rôle politique de premier ordre.
Ces changements d’équilibres au sein des institutions étatiques ajoutées aux tendances de plus en plus autoritaires du premier ministre n’inspirent rien de bon aux opposants de Recep Tayyip Erdogan. A leurs yeux, cet homme de 58 ans reste plus que jamais suspect, lui qui, issu d’un milieu conservateur, est diplômé d’un lycée religieux (imam hatip) et a débuté sa carrière politique auprès des partis islamistes turcs.
Pour une bonne partie de l’opposition kémaliste, la création du parti AKP en 2001, qu’Erdogan qualifie de "conservateur musulman", n’a, en rien, changé les convictions profondes de son leader.
Recep Tayyip Erdogan n’a jamais caché ses convictions religieuses. Conforté par son électorat conservateur, il a, au nom de la liberté religieuse, remis en cause le respect d'une stricte laïcité.
Depuis 2010, la question du foulard islamique est en partie résolue puisque les étudiantes voilées peuvent entrer sur les campus. Le premier ministre pousse maintenant à une réforme des lycées religieux (imam hatip) afin que leurs diplômés puissent être admis à l’université à égalité de chance avec les autres lycéens.
"Il ne faut pas avoir peur"
Dans les locaux de l’association des diplômés des imams hatips (Onder), la polémique sur les propos d’Erdogan est largement débattue.
"Il ne faut pas avoir peur" assure Huseyin Korkut, le président de l’association.
Le premier ministre ne souhaite pas que tout le monde soit religieux, non. Être athée n’est pas interdit. Il ne dit pas non plus que l’Etat doit mener une stratégie pour former une jeunesse religieuse. L’important est que l’Etat offre toutes les possibilités d’enseignement aux enfants. C’est cela la laïcité. Il faut donc lever les nombreuses restrictions qui ont été imposées sur la pratique de l’islam."
Optimiste, Huseyin Korkut insiste sur la très forte demande sociale pour "davantage de religiosité". Il en veut pour preuve le succès des imams hatip qui comptent 300 000 élèves contre 60000 en 1999.
Quid en revanche de l’enseignement public traditionnel dans un pays dont la moitié de la population a moins de 30 ans?Les cours obligatoires de religion -centrés sur l’islam sunnite- ne datent pas du gouvernement AKP, mais ont été imposés après le coup d’état militaire de 1980. En revanche ces dernières années, la théorie du créationnisme a fait son entrée dans les manuels scolaires pour contrecarrer la théorie de l’évolution.
Les adeptes du créationnisme trouvent des relais très efficaces dans les administrations locales pour organiser des expositions de fossiles s’en prenant ouvertement au darwinisme. La tâche est, en revanche, plus compliquée pour les défenseurs de la théorie de l’évolution qui critiquent aussi la mainmise du gouvernement sur les organisations scientifiques comme la Tubitak et sur les départements scientifiques universitaires.
Même questionnement autour de la montée en puissance de la direction générale des affaires religieuses (Diyanet). Liée au premier ministère, cette institution, fer de lance de l’islam sunnite, est chargée de nommer et rémunérer les imams et de superviser la construction des mosquées. Or dans le budget de l’Etat pour 2012, elle bénéficie l’une des plus fortes hausses de budget (+22%). Son programme stratégique 2012-2016 est ambitieux et inclut notamment des voyages d’écoliers à la Mecque et une coopération étroite avec le ministère de la famille.
Les libertés individuelles menacées
Depuis des années il y a une pression des instances publiques dans le but de créer une société encore plus conservatrice au niveau religieux"
analyse Kadri Gursel, journaliste à Milliyet.
Pour atteindre ce but, les administrations locales, les mairies, les organes de presse, les organisations sociales, les associations, l’appareil judiciaire, les forces de l’ordre sont utilisées d’une manière très concertée par l’AKP et par le mouvement religieux gulenistes"
explique-t-il.
Fethullah Gulen, leader de ce mouvement religieux, est exilé aux Etats-Unis. Les "guelenistes" sont considérés comme l’un des mouvements islamiques les plus actifs de la scène politique turque avec une présence accrue au sein de la justice et la police.
"L’enjeu est maintenant de savoir si les propos de Recep Tayyip Erdogan impliquent une stratégie étatique de former une jeunesse religieuse" questionne le politologue Ali Carkoglu. Pour le chroniqueur Kadri Gursel, cela ne fait aucun doute.
Le premier ministre parle de 'jeunesse' à former et non de 'jeunes'. Cela implique un projet d’ingénierie sociale. C’est un projet de société. Pour y parvenir, il faut exercer une pression autoritaire et limiter les libertés individuelles."
La polémique soulevée par Erdogan a d’autant plus échauffé les esprits que le même premier ministre avait surpris, en septembre dernier, lorsqu’il avait vanté les vertus de la laïcité à la turque lors de son séjour dans les pays balayés par le printemps arabe. En Egypte, cela lui avait valu des critiques de la part des Frères musulmans.
Pour Kadri Gursel, il ne faut pas y voir de contradiction.
La laicité turque donne une reconnaissance internationale au gouvernement et à la nouvelle bourgeoisie anatolienne qui veut faire du commerce et s’enrichir. Ils ont besoin de la laïcité constitutionnelle et institutionnelle pour être pris au sérieux comme un pays démocratique. Ils savent donc où sont leurs intérêts”.