Les Pays-Bas installent le long de leurs frontières avec l’Allemagne et la Belgique un réseau automatisé de surveillance des véhicules. Un dispositif de lutte contre les trafics, mais aussi contre les résidents illégaux, mettant à mal les droits fondamentaux garantis par les Traités européens.
S’il y a un business, aux Pays-Bas, qui ne connaît pas la crise malgré les coupes budgétaires, c’est celui de la peur. Yeşim Candan, spécialiste de la diversité culturelle, décrit dans son livre "Pays-Bas, réveillez-vous" un pays dont la vie sociale est paralysée par cette peur de l’autre. Un climat social dont le gouvernement chrétien-libéral, appuyé au parlement par le populiste Geert Wilders, joue en virtuose.
Des assauts répétés contre l’espace Schengen
Après le durcissement des conditions d’immigration, les citoyens délateurs et les listes noires de la police, voici à présent le projet @MIGO-BORAS. Le nom sonne comme celui d’un réseau d’espionnage dans un film de série B. Cet acronyme est celui de: Mobiel informatie gestuurd optreden, "Envoi d’information mobile sur la conduite – meilleurs résultats opérationnels et sécurité avancée". Derrière ce charabia policier, se cache un système de surveillance des frontières communes avec l’Allemagne et la Belgique.
Ce système "intelligent" coûtera la bagatelle de 19 millions d’euros alors que le gouvernement puise obstinément des dizaines de milliards dans l’aide aux plus faibles, comme le budget destiné aux personnes dépendantes…
Après le Danemark – qui a rétabli le contrôle aux frontières allemandes et la Suède – après la France et l’Italie qui en appellent au rétablissement des contrôles douaniers suite au printemps arabe, c’est ainsi au tour des Pays-Bas de porter un nouveau coup à l’espace Schengen.
Les "yeux" d’un système complexe
@MIGO-BORAS, qui devait originellement être mis en place dès janvier 2012, est encore en phase d'expérimentation. Mais, le projet est bien plus ancien. Le magazine NIDV (de la Fondation pour l’Industrie Néerlandaise de la Défense et de la Sécurité) en explique le fonctionnement dès son premier numéro de 2008.
Mais, ce nouveau dispositif vient se greffer sur un autre qui date de 2005: un réseau de reconnaissance de plaques d’immatriculation de chaque véhicule, voiture, camion ou moto, baptisé ANPR (Automated Number Plate Recognition). Celui-ci a été testé sur l’autoroute l’A16 entre juillet 2005 et décembre 2006 entre la frontière belge et la ville de Breda.
@MIGO-BORAS, lui, consiste en des caméras de surveillance placée à 15 "points-clés" le long des frontières belge et allemande, ainsi que de 6 caméras mobiles dans les véhicules de policiers. Mais les caméras ne sont en fait que les "yeux" d’un système bien plus complexe et invasif, comme le montre cette infographie en provenance du ministère de l’Intérieur.
Ces caméras "intelligentes" filment le trafic. Équipées du logiciel ANPR, elles sont capables de reconnaître les plaques Elles envoient ces données à une centrale – l’ossature du système – qui, à son tour, compare les numéros de plaques aux données de trois différentes bases:
- Un "module profil" qui contient une "liste noire" de véhicules qui ont déjà fait l’objet d’une interpellation
- Un "module bases de registres" connecté à divers registres comme celui des étrangers et des différents corps de police du royaume
- Un "module business Intelligence" qui répertorie les véhicules et leurs caractéristiques techniques, outil destiné à répertorier les trafics de voitures.
La traque des illégaux
Les enregistrements sont stockés dans une base de registre avec l’heure et le lieu de l’enregistrement. Lors d’une alerte – si un véhicule a déjà été interpellé, ou si son propriétaire figure dans un des registres ou encore si le comportement du véhicule est jugé comme suspect – les images et les données sont envoyées à un opérateur qui juge s’il y a lieu d’intervenir ou non. Il envoie alors un signal à la patrouille de service qui interpelle le véhicule suspect.
Les objectifs déclarés du ministère de l’Intérieur sont une plus grande efficacité dans la lutte contre le grand-banditisme, notamment les trafics d’êtres humains, de drogue et de véhicule.
[Le dispositif] peut identifier différents types de trafic routier et, sur la base de données générales et de groupes ciblés, il peut identifier les véhicules qui semblent suspects et qui nécessitent une inspection
explique Gerd Leers, ministre de l’Immigration, de l’Intégration et de l’Asile, dans une lettre au Parlement du 23 décembre 2011. Mais, il avoue également, sans détour, un autre objectif: la lutte contre les "résidents illégaux" – novlangue pour "immigration illégale".
l’accord de gouvernement prévoit l’intensification de la surveillance mobile et la lutte contre les séjours illégaux,
poursuit Gerd Leers. Qui rappelle que le gouvernement a élevé le séjour illégal au rang de crime: en effet, toute personne résidant illégalement sur le territoire néerlandais encourt désormais une peine pouvant "aller jusqu'à 4 ans d’emprisonnement, ou une amende pouvant s'élever à 3 800 euros"…
Un dispositif illégal ?
Une nette intensification de la lutte contre les illégaux alors qu’en parallèle les chiffres du Bureau Central des Statistiques montrent une chute de 13 % des demandes d’asile en 2011 ! Et que l’Institut Démographique Interdisciplinaire Néerlandais indique une diminution des non-Occidentaux dans les demandeurs d’asile: de 50 %, ils passent à 30 % de la population.
Malgré les précautions oratoires du ministre dans la présentation du cadre juridique d’@MIGO-BORAS, les institutions européennes s’inquiètent officiellement de l’utilisation de ce dispositif de surveillance.
Le 17 novembre 2011, la Commission européenne posait une série de questions écrites au sujet de la légalité d’@MIGO-BORAS au regard des Traités européens, notamment en ce qui concerne l’espace Schengen et la préservation du droit à la vie privée.
Les arguments du ministre sont plutôt faibles et alambiqués: pour lui,
la suppression des contrôles aux frontières n'affecte pas l'exercice des pouvoirs de police par les autorités compétentes dans la mesure où l'exercice de ces pouvoirs n'a pas un effet équivalent à des contrôles aux frontières.
Or, la gendarmerie néerlandaise opère à 20 kilomètres des frontières. Les Pays-Bas tentent aussi de rassurer en précisant que les caméras ne "fonctionneront que 6 heures par jours et pas plus de 90 heures par mois".
En outre, le système aurait été corrigé et n’enregistrerait plus que des profils anonymes et non plus les données personnelles des conducteurs. Et, si la gendarmerie dépend du ministère de l’Intérieur pour ce qui est de la lutte contre le trafic, ce corps militaire assume également des missions de lutte contre le séjour illégal pour le compte du ministère de l’Immigration, de l’Intégration et de l’Asile.
Et enfin, cerise sur le gâteau:
Le Code Schengen ne prescrit rien en matière de surveillance par caméras à l’intérieur des zones frontières.
Ce qui n’est pas expressément interdit est donc autorisé. Fin de la démonstration.
Le double discours européen
Si la Commission s’inquiète officiellement des attaques récentes contre Schengen, dans les couloirs de Bruxelles, c’est un avis plus feutré qui circule: "Le renforcement de l'espace Schengen offrira un sérieux coup de pouce aux efforts de l 'Europe pour stimuler la croissance économique et la prospérité (….). La Commission est à la recherche de renseignements complémentaires sur le système et son fonctionnement pratique."
Un discours à double détente qui illustre bien la situation aux Pays-Bas: la presse a relayé l’information en octobre et novembre 2011. Mais celle-ci a trouvé peu d’échos chez les Néerlandais, plus préoccupés par la baisse de leur niveau de vie.
Droit à une "vie non-espionnée"
Quelques articles ont remis en cause le bien-fondé de ces méthodes invasives et leurs danger à l’encontre de la vie privée. Le CBP, Comité de Protection des Données personnelles, a mis en garde contre l’intrusion dans la vie privée que constitue l’enregistrement des plaques d’immatriculation. Il a également rappelé le manque de données objectives sur l’efficacité de ces systèmes, tant aux Pays-Bas qu’au Royaume-Uni.
Ce dernier utilise des caméras intelligentes depuis plusieurs années, mais n’a jamais pu démontrer la moindre incidence de ces méthodes sur la baisse de la criminalité…
Inez Weski – célèbre avocate de Rotterdam et infatigable militante des droits de l’homme aux Pays-Bas- met en garde contre "l’observation systématique sans réelle réflexion" à laquelle conduisent ces méthodes de surveillance. Elle estime que "le juge est aussi dépassé que le droit des citoyens à mener une vie non-espionnée". Mais elle est bien isolée dans son combat.
Et pendant ce temps, le système continue sa "phase expérimentale" et devrait – sauf contre-ordre de la part des institutions européennes – être pleinement opérationnel en juillet prochain.
C’est peut-être le moment de citer le mot de Benjamin Franklin:
Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l'une ni l'autre, et finit par perdre les deux.