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« La conquête, 1453 », galvanise les Turcs… pas les historiens

jeudi, 23 février, 2012 - 12:28

Le blokbuster turc est un énorme succès en Turquie. Avec le plus gros budget de l'histoire du cinéma turc et ses 15 000 figurants, il glorifie la conquête de Constantinople. Ce film, bientôt dans les salles en France, est décrié pour son "nationalisme extrême".  

"Fetih, 1453" ("La conquête, 1453") s’apprête à battre tous les records. Le film retrace la conquête (Fetih en turc) de Constantinople par les troupes du sultan ottoman Mehmet II, en 1453. Sorti dans 850 salles en Turquie le 16 février, ce blokbuster avait déjà attiré en quatre jours plus d’un million et demi de spectateurs. Il pourrait devenir le plus gros succès du cinéma turc. Certains cinémas stambouliotes lui consacrent même plusieurs salles et projettent cette superproduction toutes les heures.

"Super, génial" lance Arif, un jeune homme de 22 ans, à la sortie de la projection. "Les effets spéciaux, les scènes de batailles sont splendides. Je n’avais jamais vu un film turc de cette qualité. Cela vaut largement les films d’actions américains !" Mêmes louanges de la part de la classe politique. "C’est un film émouvant. J’ai même versé quelques larmes" a confié le vice premier ministre Bülent Arinc. "Toutes les spécificités de la conquête sont expliquées. C’est le meilleur film de ces dernières années".

Avec 17 millions de dollars de budget -soit le plus gros budget du cinéma turc- Faruk Aksoy, producteur et réalisateur, n’a pas lésiné sur les moyens pour égaler les plus grosses productions hollywoodiennes. Costumes, scènes de combats, reconstitution 3D de Constantinople et de la ville d’Edirne -alors capitale de l’Empire ottoman-, participation de 15.000 figurants, les spectateurs en prennent plein les yeux. Et le succès ne devrait pas s’arrêter en Turquie. Le film est d'ores et déjà sur les écrans belges, suisses et allemands et sortira prochainement en France et au Moyen Orient.

La conquête est un événement qui ne nous intéresse pas seulement nous, Turcs, mais qui intéresse l’histoire mondiale. Elle marque la fin du Moyen Age"

explique le réalisateur Faruk Aksoy.

Critique de l'histoire laïque officielle

Pour Emine Yildirim, critique de film au quotidien Today’s Zaman, "Il est difficile pour un turc de ne pas être emporté par ce film" écrit-elle. "Car chacun d’entre nous ne se rappelle probablement que deux dates de nos leçons d’histoire: 1453, la conquête d’Istanbul par le sultan Mehmet II, et 1923, la fondation de la République de Turquie".

"La conquête, 1453" marque une nouvelle étape dans le renouveau "ottomaniste" perceptible en Turquie depuis une vingtaine d’années et amplifié depuis l’arrivée au pouvoir en 2002 du parti AKP (Parti de la justice et du développement).

Ce parti conservateur musulman critique ouvertement l’histoire officielle de la République laïque, fondée en 1923 sur les ruines de cet empire. Via une politique étrangère d’ouverture en direction des anciens pays de l’Empire ottoman et une série de manifestations culturelles et historiques, le parti du premier ministre Recep Tayyip Erdogan a facilité ce regain d’intérêt pour un empire multiconfessionnel et multiethnique, à cheval sur l’Afrique, le Moyen Orient et l’Europe, où l’islam jouait un rôle central.

Le succès populaire est évident. Le musée de la conquête inauguré en 2009 à Istanbul a réuni plus d’un million de visiteurs. Même triomphe pour la reconstitution historique de la chute de Constantinople organisée chaque 29 mai sur la Corne d’Or.

Sans parler de l’engouement pour la série télévisée “le Siècle magnifique” qui retrace le règne du sultan Soliman le Magnifique ou du succès en librairie des ouvrages sur la période et le retour en force des arts ottomans tels que la calligraphie. “Les commémorations se multiplient et envahissent l’espace public” constate Levent Yilmaz, historien à l’université Bilgi d’Istanbul.

Les conservateurs sont fiers du passé ottoman qu’ils veulent magnifier. Le problème, c’est qu’il faut le faire de manière critique et dire la vérité, ce qui n’est pas le cas".

Sur ce point, malgré son tempo haletant, le film "Fetih 1453" suscite les critiques de nombreux historiens byzantinistes. "Dans les films turcs, le discours sur l’Empire byzantin est toujours le même: corrompu, prêt à tomber et hypocrite. C’est la même chose ici” constate Koray Durak, historien à l’université du Bosphore à Istanbul. "Malheureusement, cette image reste inchangée depuis 30 ans dans les manuels scolaires turcs."

Luxure de l'emprereur Constantin

Dans le film de Faruk Aksoy, le contraste entre le sultan ottoman et l’empereur byzantin est effectivement saisissant. D’un côté, Mehmet le Conquérant est dépeint comme un homme pieux, concentré à l’extrême sur sa victoire menée au nom de Dieu, parfois secoué de doutes tandis que l'empereur Constantin XI est imbu de sa personne, aimant la luxure et la manigance.

Le film montre les byzantins dansant durant le siège de leur cité et se réjouissant des morts turcs tandis que des jeunes femmes à moitié nues servent les repas impériaux et prennent des bains avec l’empereur, au physique pataud, bien loin de la prestance ottomane. “Ce n’est pas du tout ce qui se passait à l’époque” explique Koray Durak.

"Il y avait une séparation hommes-femmes au sein de la société byzantine". Quid aussi des 3 jours de pillages accordés par le sultan après la prise de la ville mais totalement absents du film.

"Si un film fait de tels efforts pour dépeindre rigoureusement la complexité de l'Empire ottoman et le sultan comme un être humain, capable de douter, ne devrait-il pas en faire autant pour l’autre côté", se demande la critique de film Emine Yildirim qui regrette au final, le "nationalisme extrême" de ce film. 

Alors que nous sommes en colère par les descriptions humiliantes et orientalistes de l’Orient dans les films occidentaux, nous devrions au moins avoir la décence de ne pas commettre les mêmes erreurs."

Avant même sa sortie outre-Rhin, le film a provoqué la colère d’une association chrétienne allemande, Via Dolorosa, qui a appelé à son boycott. Pour l’historien Koray Durak, ces réactions sont exagérées. "Autant la vision turque des Byzantins est dépassée, autant l’image des Turcs dépeints par les nationalistes grecs comme des êtres barbares et cruels est fausse."




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