Un front se libère, un autre s'ouvre. Procès en moralité, critiques répétées des islamistes, mécontentement voire harcèlement d'une partie de la population, maintien ou retour des proches du régime Ben Ali... Cela tire dans tous les sens dans les médias tunisiens.
Ce lundi matin, les journalistes sont appelés à se mobiliser contre les violences sur le terrain, pour la énième fois en l'espace de deux mois: samedi, lors de la dispersion d'une manifestation, dix journalistes ont été agressés par les forces de l'ordre, selon le syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT), qui a porté plainte contre le ministère de l'intérieur. Car cela commence à devenir une habitude: à chaque manifestation qui tourne au vinaigre, les journalistes prennent des coups.
Un héritage lourd
Les policiers ne sont pas les seuls à s'en prendre à eux. Dans les régions, lors de mobilisations sociales, des altercations ont eu lieu. De ce côté, Olivia Gré, responsable du nouveau bureau de Reporters sans frontières à Tunis, veut relativiser:
C'est finalement assez normal. Ce sont des gens à qui on n'a jamais donné la parole. [Après la révolution], ils ont été extrêmement heureux de voir qu'enfin ils allaient pouvoir communiquer, faire entendre leur voix. Ils ont été très agressifs parfois à l'égard des journalistes, qu'ils ont considérés comme des traîtres.
Les journalistes de la télé nationale, tout comme ceux de Nessma – honnie des islamistes et pousuivie pour avoir diffusé le film d'animation Persépolis, où figure une représentation de dieu (un interdit dans l'islam) -, peinent à travailler et sont parfois contraints de retirer le logo de leur matériel pour éviter les prises à partie.
Certains partisans islamistes se montrent particulièrement virulents. Sofiene Ben Hamida, figure de Nessma, a été agressé lors d'une manifestation pro-gouvernement. De même, Zied Krichen, rédacteur en chef du journal Le Maghreb, qui a adopté une stratégie d'opposition frontale aux islamistes, a été frappé lors de la première audience de Nessma. Dans son dernier communiqué, le SNJT, accusateur, dénonce les "pressions terribles exercées par des individus et des groupes inféodés au gouvernement dans le but de contrôler les médias à travers des pratiques violentes et des appels francs au meurtre".
Attaques 2.0
Principal relais de cette campagne très virulente: Facebook. Des pages se sont fait une spécialité du dénigrement, comme "Ensemble pour éliminer les médias violets [la couleur fétiche de Ben Ali, ndlr]", qui rassemble plus de 10.000 fans.
Ce dimanche soir, un groupe dénommé "fallega" a piraté la page Facebook de la radio Mosaïque, perçue comme l'un de ces médias "gauchistes". Avec près de 500.000 fans, c'est aussi l'une des pages les plus suivies du pays. Les hackers s'en sont donnés à cœur joie, organisant des sondages sur l'opportunité d'appliquer la charia dans la Constitution. Usant de méthodes que n'aurait pas renié l'ancien régime, adepte des montages porno pour discréditer ses opposants, ils ont aussi diffusé des photos trafiquées du journaliste Haythem el Mekki: l'un le représente travesti en mariée, l'autre vaguement enlacé par un jeune homme. Ce blogueur avait déjà été la cible d'une campagne sur le réseau social et dans la rue pour son travail à la télé nationale.
Je les dérangeais car je tenais une chronique sur le web. Et là, ce n'est pas du tout un islam modéré qui s'exprime. Ils parlent de gauchistes qu'il faut tuer, de francs-maçons, de mécréants, ils insultent, diffusent des vidéos pour salir les gens, etc …",
raconte-t-il.
Haythem el Mekki a fini par être suspendu, en février. Non pas pour son travail, mais pour avoir pris, sur sa page Facebook personnelle, des positions contre Ennahda, la première force politique du pays depuis l'élection de l'assemblée constituanteen 2011.
"Il faut donner l'idée que nous sommes neutres", justifie Sadok Bouabène, le directeur de Wataniya 1 [la chaîne de télé la plus regardée en Tunisie], qui avait déjà occupé ce poste deux ans sous Ben Ali.
"Manque de neutralité"
Le manque de neutralité est d'ailleurs l'angle d'attaque des islamistes. C'est avec ce slogan que, vendredi, après la grande prière hebdomadaire, quelque 3.000 personnes sont allées crier leur colère devant l'entrée de la télévision nationale. Et une nouvelle manifestation est prévue ce vendredi.
Le climat d'hostilité est entretenu par les plus hauts responsables du parti Ennahda, qui ont multiplié les déclarations à l'encontre des médias, en particulier les médias publics. Ainsi, fin décembre, Rached Ghannouchi, le leader du parti, les accusait d'être pessimistes et manipulés:
Quand vous feuilletez les journaux, on remarque une campagne bien organisée qui vise à semer le pessimisme et la zizanie. On ne parle que des sit-in, des manifestations, des blocages de routes et des industries incendiées… Que des informations négatives. Tous disent que le pays fonce vers l'abîme et c'est à cause de qui ? Ennahda, bien sûr. Ces médias diffusent un seul son de cloche : le pays se dirige vers une catastrophe causée par Ennahdha.
Récemment, c'est Samir Dilou, le porte-parole du gouvernement, qui faisait dans le lynchage en évoquant l'affaire Attounsia [le directeur du magazine a purgé huit jours de détention, pour avoir publié en couverture la photo d'une femme nue]:
Ces journalistes, qui n’ouvraient la bouche que chez le dentiste, s’amusent maintenant à violer le sacré, dans des torchons, qu’ils qualifient de journaux, en ornant leur Une de photos de nudité et en utilisant des dizaines d’obscénités dans leurs articles.
Une "débenalisation" en cours
Il est vrai que des thuriféraires de l'ancien régime continuent de commettre des articles. Un exemple parmi d'autres: Raouf Khalsi, resté rédacteur en chef du Temps, l'un des principaux quotidiens francophones. Signataire de "l'appel des 1.000" pour conjurer Ben Ali à solliciter un cinquième mandat en 2014, il participe en 2009 à une campagne de dénigrement de la journaliste du Monde Florence Beaugé (une "femme psychotique, hystérique" et "bonne pour la psychanalyse", écrit-il alors), juste après son refoulement du territoire tunisien. Le 11 janvier 2011, après un weekend sanglant à Kasserine, il dénonçait les "lubies" des manifestants.
Le chercheur spécialiste des médias Riadh Ferjani reconnait toutefois "qu'Ennahda est très minoritaire dans les médias dominants", largement acquis à la gauche. Mais il fustige l'attitude du parti: "Quand ils critiquent les médias, ils ne proposent pas d'alternative. Ils veulent le retour des médias à la botte du pouvoir".
Une suspicion alimentée par deux éléments: d'une part, le gouvernement emmené par Ennahda tarde à adopter les décrets d'application du nouveau code de la presse, débarrassé de ses aspects répressifs. Il passe outre, aussi, les recommandations de l'instance la réforme de l'information, nommant les responsables des médias publics sans aucune concertation.
La presse a du mal à se réguler
C'est ainsi que, début janvier, des partisans de l'ancien régime ont été promus, avant que le gouvernement ne retire les nominations les plus contestées. Récemment encore, le directeur de la radio Shems FM, propriété – confisquée – de la fille de Ben Ali, a été écarté: la commission qui gère les biens confisqués a mis à la place du jeune et talentueux journaliste Elyès Gharbi, l'ancien directeur, et accessoirement homme de confiance de Cyrine Ben Ali.
Un climat qui ne favorise pas les réformes dont le secteur a besoin. Les chantiers sont nombreux: l'information institutionnelle reste la règle avec la couverture de conférences de presse. Les reportages et les enquêtes sont rares. Dans chaque média, les journalistes tentent, parfois à l'encontre de leur direction, d'élire des comités de rédaction.
La profession parviendra-t-elle à se débarrasser de ses brebis galeuses ? Une "liste noire" est en train d'être constituée par le SNJT. Mais, sans accès aux archives du ministère de l'Intérieur pour prouver qui collaborait avec la police politique, sa portée risque d'être très limitée. Un an après le départ de Ben Ali, l'élan de liberté qui en est né peine à se concrétiser.
Les affaires en cours
La censure du porno, l'affaire Attounsia et le procès Nessma: les trois affaires qui touchent aux mœurs et à la religion sont celles qui ont attiré le plus l'attention.
Soupirs – provisoires – de soulagement, pour les deux premières: condamnée par deux fois à remettre en place le filtrage des sites pornographiques, l'agence tunisienne d'internet (AIT) s'est vue offrir un ultime espoir, quand la cour de cassation a renvoyé le jugement à une cour d'appel. Poursuivie par trois avocats islamistes, l'ATI défend un internet "neutre", libéré de toute censure globale.
Quant au directeur d'Attounsia, il a fini par être libéré après huit jours de détention, purgés pour avoir publié en couverture la photo d'une femme nue.
Le procès Nessma, lui, n'aura lieu que le 23 avril. La chaîne est pousuivie pour avoir diffusé le film d'animation Persépolis, où figure une représentation de dieu (un interdit dans l'islam). Les batailles judiciaires sont loin d'avoir trouvé leur épilogue.