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A Tunis, les leçons de séduction de Tariq Ramadan

mercredi, 29 février, 2012 - 09:28

Pour la première fois, l'islamologue suisse a fait une visite en Tunisie. Dans un pays où le débat tend à se polariser entre islamistes et laïques, le discours rassembleur et décomplexé du penseur controversé a conquis.

J'ai une petite fatwa personnelle: pendant les 45 minutes de mon propos, j'aimerais que vous n'applaudissiez jamais. Si ça vous plaît, vous le gardez [pour vous]. Si ça ne vous plaît pas, vous le gardez [pour vous] quand même.

Ainsi Tariq Ramadan entame-t-il sa conférence. Juste avant, l'islamologue laïcard Mohamed Talbi, chargé de présenter le conférencier controversé, a dressé le portrait d'un "salafiste", qui ne "renierait rien de la charia", sous les huées et les moqueries d'une bonne partie du public. "Choqué par l'attitude de la salle", Tariq Ramadan tance: "Quand on fait venir un penseur de votre pays, avec lequel on peut ne pas être d'accord mais qui a des choses à dire, le respect c'est de l'écouter". Première leçon.

Une foule de quelque 2.000 personnes – et beaucoup de recalés, faute de place – remplit le palais des congrès de Tunis, ce dimanche 26 février. Quelques vieux en chéchia, des couples de quinquas et beaucoup de jeunes. Des partisans, des opposants farouches, des sceptiques et des curieux, tendance élite. Tous venus écouter l'intellectuel controversé.

Petit-fils du fondateur du mouvement des Frères musulmans

L'événement est inédit: le Suisse n'a jamais pu venir en Tunisie du temps de Ben Ali. Tout comme il lui était interdit pendant quinze ans d'entrer en Egypte, le pays de son grand-père Hassan el Banna, fondateur du mouvement islamiste des Frères musulmans.

Récemment auteur de L'islam et le réveil arabe, Tariq Ramadan est venu pour deux jours à l'invitation de la librairie al-Kitab, véritable institution culturelle en Tunisie. Il a rencontré moults éminences locales, telles le juriste Yadh Ben Achour ou le président Moncef Marzouki, à qui il avait "des questions" à poser. "Le professeur Tariq Ramadan souhaite par sa visite contribuer à l’espace de dialogue et de débat qui doit s’instaurer dans les sociétés arabes post-dictatoriales", écrit le communiqué.

Je suis venu partager avec vous le sens de votre responsabilité historique",

développe Ramadan à la tribune. Car la Tunisie est, parmi les pays arabes qui ont connu ce qu'il appelle non pas des révolutions mais des "soulèvements", "le pays le plus avancé dans l'évolution et la stabilisation".

La visite se déroule dans un contexte tendu, deux semaines après la tournée triomphale d'un autre Egyptien, le prédicateur radical Wajdi Ghoneim. Ce partisan de l'excision, qui a drainé un grand nombre de Tunisiens à chaque étape, en a abasourdi bien d'autres par la violence de ses propos, en particulier à l'encontre des laïcs. Pas de quoi apaiser un débat déjà marqué par une bipolarisation croissante entre islamistes et laïcs. "Un grand danger. On est dans la confrontation émotive (…), on n'y arrivera pas les uns contre les autres", avertit Ramadan.

La laïcité pour Ramadan ? "Elle a été comprise comme étant contre la religion, imposée par le colon". Sa charia, "c'est le traitement égalitaire des hommes devant la loi".

Combattre la naïveté

Se posant en rassembleur, Tariq Ramadan rassérène tantôt les islamistes, dont "vous ne pouvez pas nier qu'ils ont une légitimité et une crédibilité historique, par le fait qu'ils ont été torturés et réprimés"; tantôt "le mouvement laïque, athée, voire communiste, qui a payé le prix", mais parmi lesquels "certains sont restés silencieux face à la torture". Il égrène les inquiétudes de cette partie de la population:

L'émergence d'un nouveau courant salafiste, les silences [une partie de la population lit dans la tolérance d'Ennahda face aux radicaux une complaisance complice, ndrl], les violences, les choses dont on a l'impression qu'elles ne vont pas assez vite".

Doux quand il évoque les peurs et les questions qui agitent la société tunisienne, Tariq Ramadan fait aussi rire, quand il imite l'arabe adepte de la théorie du complot. Lui-même a la sienne, et la développe avec véhémence : en Occident, "il y avait une véritable volonté de voir bouger le monde arabe, mais pas pour les mêmes raisons que nous. C'est dangereux d'être aussi naïfs". Car "on se moque de la dictature si elle rapporte. On se moque même de l'islamisme si l'islamisme rapporte", s'emporte-t-il.

"La liberté, c'est de savoir ce qu'on veut !"

La chute des dictateurs arabes a accouché, analyse le Suisse, "d'un peuple qui revient à son référent spirituel". Ce qui ne doit pas être "un retour à la frilosité des carcans", assène-t-il, appelant à se réconcilier avec l'art, l'imaginaire, la lecture. A s'émanciper: "Il faut savoir nos objectifs. La liberté, c'est de savoir ce qu'on veut !".

Car elle est là, la bataille, pour Tariq Ramadan : le "jihad de l'éducation" et la réappropriation intellectuelle. "Le grand problème, c'est que vous ne connaissez même pas votre histoire, ou bien seulement à travers des livres publiés en France", tacle-t-il, avant de fustiger ceux qui sont "Tunisiens de passeport, [mais] qui pensent comme à Paris".

Nous sommes à la limite de la schizophrénie intellectuelle. Je vois des jeunes arabes qui vivent dans l'attraction et le rejet de l'Occident", raille le Suisse, qui plaide l'engagement patriotique. "Ca suffit d'envoyer nos enfants à 17 ans pour se développer à Paris ou à Londres. Ils ne reviennent pas !"

interpelle ce fils d'exilé. "Le seul qui commence à voir revenir ses enfants, c'est la Turquie".

Et le professeur de s'inviter dans le débat éducatif national, lancé par Rached Ghannouchi, au lendemain des élections. Le leader d'Ennahda avait fustigé le mélange arabe-français dans le parler tunisien, une "pollution linguistique", et invité à un débat national sur l'éducation. "Certains sont soi-disant bilingues, mais fonctionnels dans aucune des deux langues, approuve le conférencier multilingue. Le vrai défi pour les Tunisiens, c'est d'être parfaitement bilingues".

Voilà Ramadan conseiller: "Il ne faut pas arabiser l'enseignement du jour au lendemain" et au gré des aléas politiques, c'est "destructeur". Il renvoie dans les cordes: "Tous ceux qui vous disent qu'il ne faut parler qu'arabe pour être Tunisien réduisent leur identité à une identité d'assiégé. Cette méfiance, c'est celle des colonisés".

"A priori, il n'est pas salafiste"

Un discours qui entre en résonance avec les débats politiques du pays, où l'on ne cesse d'évoquer, de se réclamer de "l'identité arabo-musulmane", ou bien de la considérer comme une fausse question.

"Il récupère ce complexe d'infériorité des arabes musulmans", analyse, à la sortie, le philosophe et islamologue Youssef Seddik. Ce partisan de la sécularisation "veut combattre cet homme qui est dans l'itinéraire de quelqu'un qui veut que l'islam règne". Mais il a apprécié "le relief de sa parole, les belles choses qu'il a dites sur la façon de se rapprocher de dieu". Bénéfique, juge-t-il: "Il faut que les Tunisiens apprennent de ce type la façon de parler. Eux, ils ne font que jacasser".

Mais cette fois, la salle, silencieuse, a écouté, captivée, conquise. "Je suis séduite, c'est le mot", sourit Wafa Ben Hassen, étudiante en marketing tendance laïque light. "Je ne le connaissais que vaguement, je suis venu pour voir s'il était vraiment salafiste, comme le disent les rumeurs. A priori non", explique la jeune femme, qui a retenu une citation: "Tout ce qui est beau nous rapproche de Dieu. Ça montre qu'il est plutôt pour des valeurs universelles".

Dhia Bouali connaissait déjà bien le discours de Ramadan, à travers ses vidéos sur Youtube.

C'est un modèle. Il représente une nouvelle tendance chez les jeunes qui rassemble le fait d'être attaché à nos racines et d'être progressiste"

explique cet ingénieur informatique de 25 ans. Pour lui, "le professeur""un projet de leader".

Et même les effarouchés sont ressortis séduits …




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