Une supérette et un restaurant, une salle de concert et un salon de coiffure, entourés de jardins avec étang. Hogewey n'est pas une maison de repos ordinaire, mais un quartier à part entière, destiné à offrir un cadre rassurant à des patients souffrant de démence sénile. Reportage et interview de l'initiatrice de ce projet unique en son genre.
Terminus Weesp. Une petite ville de près de 18.000 habitants. Le paysage totalement plat confirme que je suis bien dans la province de Hollande septentrionale. Plus précisément dans le "Gooi", la région qui entoure Hilversum, la "cité des médias" hollandaise, là où la plupart des chaines de radio et de télévision ont installé leurs studios.
J'ai rendez-vous à Hogewey, une maison de repos spécialisée dans l'accueil des personnes atteintes de démence sénile. Un projet unique dont Yvonne Van Amerongen est la principale instigatrice. On vient de partout pour visiter ce lieu où tout a été pensé pour rendre agréable les dernières années de vie des pensionnaires: d'Allemagne, de Suisse, de Belgique, etc.
Yvonne me reçoit dans le restaurant de l'établissement. Un établissement qui se dessine comme un quartier au cœur de la petite ville. Un quartier avec 23 habitations qui accueillent 152 résidents. Un quartier qui dispose aussi d'une supérette, d'un café – un authentique "kroeg" hollandais avec ses suspensions de cuivre et son long comptoir de bois rouge –, d'un restaurant, d'une salle de concert, de jardins avec étang, fontaines et statues sans oublier les nombreux bancs et terrasses où les résidents peuvent flâner autant qu'ils le souhaitent.
Des facilités comme un salon de coiffure, des salles de réunions pour les nombreux clubs (de musiciens, d'amateurs de chien, de natation, de promenade, de peinture, etc.) ou encore une salle de gymnastique participent de la vie quotidienne. Arbres, fleurs et passerelles entre les différents bâtiments rythment l'ensemble architectural et contribuent à une atmosphère de détente et de sérénité.
Entretien avec Yvonne Van Amerongen :
Comment est né ce projet de "quartier" pour les personnes démentes ?
Avant, nous étions une maison de repos comme les autres, installée dans un immeuble de 5 étages et nous accueillions des personnes démentes aussi bien que des patients atteints de handicap physique. Nous n'étions pas satisfait du tout du fonctionnement. Et, en 1992, nous avons organisé une journée de brainstorming sur "comment faire autrement ? Comment rendre les dernières années de la vie de nos pensionnaires plus agréables ?"
Nous avons finalement opté pour une sorte de "vie de village" avec des personnes qui pensent comme vous, qui attendent les mêmes choses de la vie. Nous voulions aussi éviter l'aspect "hôpital" qui engendre des angoisses et rappelle constamment aux gens qu'ils ne sont malades, différents. En octobre 1993, je suis devenue chef de projet et nous avons démarré Hogeweyk [jeu de mots sur Hogewey et "wijk" qui signifie "quartier" en néerlandais, NDLR].
Et c'est ainsi qu'est née l'idée des "styles de vie" de vos patients ?
Nous avons interviewé des travailleurs sociaux, des familles, nous avons consulté la littérature à ce sujet, et nous avons finalement déterminé sept styles de vie différents qui correspondent aux personnes qui arrivent chez nous:
- Le style "Gooi" : ce sont des personnes originaires de la région de Hilversum, qui ont travaillé dans les médias. Elles ont des habitudes de vie très particulières comme manger tard le soir, mais plutôt des plats typiquement hollandais. Elles aiment un certain luxe, une qualité de vie.
- Le style "chrétien" : beaucoup de nos résidents sont croyants, mais pour ces personnes, la foi constitue un élément central de leur vie. Elles peuvent assister à l'office, participer à des groupes de prières.
- Le style "casanier" : pour ces personnes plutôt introverties, la maison et son entretien sont très importants.
- Le style "indépendant" : ce sont majoritairement des hommes, artisans ou hommes d'affaires. Ils sont très fiers de leur entreprise ou de leur carrière.
- Le style "grande ville" : ce sont des personnes qui ont vécu dans des villes comme Amsterdam, plutôt extraverties, qui aiment la vie sociale, s'impliquer dans le quartier, boire un café avec les voisins.
- Le style "indonésien" : beaucoup de nos résidents sont originaires d'Indonésie. Ils sont souvent moitiés indonésiens, moitié néerlandais et ont un lien très fort avec les deux pays. Pour eux, la vie spirituelle, la nature ou la vie sociale sont essentielles.
- Et enfin, le style "culturel" : des amateurs de littérature, d'art, de théâtre. Plutôt introvertis, qui aiment lire le journal et se plonger dans un livre au coin du feu.
Qui choisit de les intégrer dans un groupe plutôt qu'un autre ?
Eux-mêmes, avec leur famille. Nous en parlons ensemble. Il y a un "conseil des clients" au travers duquel les familles nous transmettent des informations capitales sur ce que les patients attendent. Cela nous donne aussi de nouvelles idées, de nouveaux projets. Nous tentons d'offrir tout ce qu'une société normale peut offrir à ses membres. Tout le monde peut circuler librement partout, peut s'affilier à un club, participer à une activité. Nous voulons aider ces personnes à vivre de la manière la plus normale et la moins stigmatisante possible.
Combien de ces personnes sont-elles totalement dépendante du personnel ?
100 % ! C'est une des conditions pour venir ici. De l'extérieur, nos résidents ont l'air autonomes: ils marchent, font leurs courses, boivent un verre avec leurs amis. Mais, en réalité, ils sont totalement dépendants du personnel que ce soit pour s'habiller, se laver ou d'autres actes de la vie quotidienne.
Mais personne ne passe la journée au lit. Tout le monde se lève le matin, y compris les personnes moins valides. C'est important que tout le monde participe à la vie générale, que personne ne soit laissé dans son coin. Il y a quelques jours, une chanteuse néerlandaise est venue donner un concert. Les gens étaient heureux, c'était une chanteuse de leur génération. Le lendemain, la plupart ont oublié qu'ils ont assisté à cet événement. Mais l'important, c'est ce moment de joie qu'ils ont vécu. Cela contribue à une fin de vie heureuse. C'est notre objectif.
Cela doit être dur par moment pour le personnel de travailler avec des personnes qui viennent ici pour mourir. Qui, parfois, ne les reconnaissent pas d'un jour à l'autre.
Vous le savez dès le moment où vous entrez ici: nous sommes là pour aider ces personnes à terminer leur vie de la façon la plus agréable possible. Et vous savez très vite si vous êtes fait pour ce métier ou non: ou vous quittez dans les deux mois ou vous faites toute votre carrière ici ! Nous avons uniquement du personnel diplômé, mais dès leur arrivée, nous leur offrons une formation interne sur ce que c'est que la démence. Une fois que vous connaissez la maladie, vous n'avez plus peur. Vous comprenez pourquoi ces personnes agissent parfois d'une manière étrange, décalée. Vous pouvez l'accepter sans préjugé. C'est une condition indispensable pour effectuer un travail de qualité.
Pensez-vous que ce projet ait changé le regard de la société néerlandaise sur la démence et les personnes qui en sont atteintes ?
Cela commence. Notre projet suscite de l'intérêt. Des groupes d'étudiants, de soignants viennent régulièrement. Aujourd'hui, nous avons un groupe d'étudiants allemands. Mais, il y a encore un gros travail à faire. Dans les hôpitaux, par exemple. Le personnel soignant n'est absolument pas préparé à recevoir et traiter ces personnes. Alors que c'est là qu'elles vont consulter le spécialiste ! Il y a encore un tabou dans la société.
C'est pourquoi nous ouvrons le restaurant, le café, la supérette, la salle de concert aux personnes de l'extérieur: pour qu'elles puissent se rendre compte de la réalité de ces personnes. Et qu'il y ait des échanges avec l'extérieur. Que l'extérieur vienne ici puisque nos patients ne sont plus à même de sortir seuls…
Il y a des projets qui s'inspirent du nôtre. En Suisse, notamment, il y a un projet de construction de village, calqué sur le style 1950. Je ne sais pas pourquoi, dans plusieurs articles, ils citent Hogeweyk en parlant de style des années 1970. Nous avons choisi un style fonctionnel qui donne à nos résidents le sentiment d'être à la maison. Mais cela pourrait être de n'importe quelle époque ! Ils sont venus et en ont tiré leurs propres conclusions qui ont été répétées par des journalistes qui ne nous ont jamais rien demandé !
Alors que nous visitons les lieux, nous rencontrons une famille qui entoure une très vieille dame dans un fauteuil roulant. Ils sortent de la salle de concert et se dirigent vers le quartier "grande ville", le sourire aux lèvres. Un monsieur très grand, en tenue de jogging nous croise très vite et nous salue d'un "hoï" sonore, le salut typique de la Hollande.
A sa marche rapide et son regard vif, difficile de croire que – comme me l'assure Yvone – il est incapable de s'habiller seul. C'est sans doute cela, le secret de Hogewey: cette normalité accordée à des personnes fragilisées que la société ne voit encore trop souvent que comme des "fous", des gens dérangés qu'il faut enfermer pour les oublier…