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L’inquiétante montée de l’antisémitisme en Hongrie

jeudi, 5 avril, 2012 - 09:25

myeurop avec  

Les Juifs ne se sentent plus en sécurité en Hongrie. Ont-ils vraiment des raisons de s'inquiéter ? Première partie du reportage de Corentin Léotard sur l'antisémitisme à la Hongroise.

Une Constitution qualifiée de liberticide, un dirigeant d’ultranationaliste et autoritaire, un pays décrit comme celui où des milices d’extrême-droite ont droit de cité… De ce vaste amalgame, il est souvent ressorti l’image d’une Hongrie antisémite. 

Les critiques ont culminé avec le discours de l’eurodéputé vert Daniel Cohn-Bendit au mois de janvier devant le Parlement européen :

Des [personnes de] ma famille et des gens que je connais, Juifs en Hongrie, ont peur aujourd’hui. Les minorités ont le droit de ne pas avoir peur dans votre pays, Monsieur Orbán !", 

avait-il averti, suscitant l’indignation en Hongrie.

Comme pour donner raison à Daniel Cohn-Bendit, l’écrivain juif hongrois Akos Kertész a déposé une demande d’asile politique au Canada, au début du mois de mars. Sa vie était devenue selon lui impossible depuis la publication au mois d’août d’un article dans un journal hongrois publié aux États-Unis, dans lequel il reprochait au peuple hongrois son amnésie vis-à-vis de l’Holocauste en des termes perçus comme "orduriers" en Hongrie.[1] 

"A la suite de la campagne politique de la presse proche du gouvernement, M. Kertész a subi des menaces et des harcèlements, il a senti sa vie en danger"a indiqué son service de presse.

Mais les 100.000 Juifs de Hongrie se sentent-ils vraiment menacés ?

"Les Juifs ont des raisons d’avoir peur"

Dans l’un des nombreux bars du 7ème arrondissement de Budapest, dans le centre-ville, Zoltan fulmine. Ce quartier juif, nommé Erzsébetváros en l’honneur de l’Impératrice Sissi, abrite la "Nagy Zsinagóga", la plus grande synagogue d’Europe, ainsi que les sièges des principales organisations de la communauté juive. 

C’est aussi le quartier branché vers lequel convergent les touristes, les bobos et la jeunesse fauchée, car on y trouve la plus grande concentration de 'romkocsma' (des immeubles délabrés et des squats artistiques transformés en bars) qui participent à la réputation internationale de la ville.

J’ai été écœuré par le discours de Cohn-Bendit"

commente ce sociologue proche du parti parlementaire LMP, affilié au parti vert européen. 

Il a dit des choses tout à fait irrationnelles alors que nous avons besoin au contraire ici de rationalité. Il a fait le jeu de Viktor Orbán", 

déplore le jeune homme, qui se décrit lui-même comme "un quart juif", ce qui en Europe centrale s’entend comme le fait d’avoir un grand-parent juif. 

Sa réaction est partagée par bon nombre d’opposants en Hongrie, tiraillés entre la satisfaction d'être soutenus dans leur lutte contre le pouvoir de Viktor Orbán, l’irritation devant la maladresse et parfois même la grossièreté de certaines critiques formulées contre leur gouvernement et la méfiance vis-à-vis de ce qui peut-être vite perçu par la population hongroise comme de l’ingérence étrangère, pouvant mener au statut très peu enviable de "hazaáruló" [traître à la nation]. Celui-là même qui a été attribué à Akos Kertész.

Les Juifs ont des raisons d’avoir peur avec l’apparition du parti d’extrême-droite Jobbik qui utilise une rhétorique antisémite que l’on entend même jusque dans la rue, et avec ses organisations paramilitaires comme la Magyar Gárda",

explique András Kovács, un sociologue qui fait autorité en Hongrie sur les questions de nationalisme et d’antisémitisme. 

Mais, continue-t-il, "le discours de M. Cohn-Bendit était assez exagéré. Il y a beaucoup de choses qui ne vont pas avec le gouvernement actuel, mais il n’est pas antisémite. Dans un sens, il est même allé plus loin que le précédent gouvernement socialiste. C’est lui qui a banni les milices d’extrême-droite, même si la nouvelle loi n’est pas encore très effective…[2] Faire un lien entre la montée de l’antisémitisme et l’actuel gouvernement hongrois n’est pas une bonne argumentation car ce phénomène a commencé dès 2006".

Dans le 7ème arrondissement de Budapest / Hu-lala

Viktor Orbán pris à son propre piège

Jobbik est un parti antisémite qui emploie une rhétorique raciste et haineuse dirigée contre les Tsiganes dans les campagnes et contre les Juifs dans les plus grandes villes. Mais la situation avec le parti conservateur, le Fidesz de Viktor Orbán, n’est pas si simple, comme l’explique Péter Feldmayer, le président de la Fédération des communautés juives de Hongrie, le MAZSIHISZ [3]. 

Le Fidesz est selon lui un "parti conservateur normal, comme cela se fait ailleurs en Europe" et son courant principal n’est en rien hostile aux Juifs. Mais il garde des liens avec Jobbik. Des liens hérités des cercles civiques (polgári körök) créés après sa défaite face aux socialistes en 2002 et par lesquels sont passés les cadres actuels de l’extrême-droite, notamment son leader Gabor Vona.

Il se trouve aujourd’hui encore des gens au sein du Fidesz et même du gouvernement – pas au sommet du gouvernement, mais tout de même – qui sont des sympathisants de Jobbik et qui peuvent prendre des décisions à l’encontre des Juifs".

M. Feldmayer en veut pour preuve la nomination d’une personnalité liée à l’extrême-droite à la tête d’un théâtre de Budapest.

Le Fidesz porte une lourde responsabilité car elle utilisé un double langage pour siphonner les votes de l’extrême-droite dont elle avait auparavant popularisé et rendu acceptables les thématiques. Maintenant qu’elle est au pouvoir, elle a cessé d'employer cette stratégie, mais ce n’est pas le cas des médias pro-gouvernementaux tels que Magyar Hirlap et Echo TV.

"Aujourd’hui, le gouvernement réalise que l’extrême-droite constitue une menace car Jobbik est devenu son principal opposant et que, si la crise se renforce et entraîne de nouvelles mesures d’austérité et une vague anti-européenne, c’est à Jobbik que cela profitera", estime András Kovács.

La Fidesz a mis en œuvre une partie du programme de Jobbik (notamment en octroyant plus facilement la citoyenneté hongroise et le droit de vote aux Magyars d’outre-frontière) sans toutefois réussir à assécher son électorat. Il a néanmoins contenu sa progression puisque le parti ne doit ses 20% d’opinions favorables qu’à la faveur d’une très forte abstention de la moitié de la population ! [4]

Une manifestation d'extrême droite / Hu-lala

Etre d’extrême-droite et antisémite, c'est être rebelle

Les études sociologiques le prouvent, l’antisémitisme a grimpé en flèche ces dernières années. Stable au milieu des  années 90 avec un noyau dur d’antisémites viscéraux représentant 10-12% de la population, auxquels s’ajoutait 10% d’antisémites "modérés" [5], cette proportion a clairement augmenté à partir de 2007-2008. "C’est l’effet Jobbik", analyse M. Kovács qui lie directement l’antisémitisme à l’extrême-droite. Mais contrairement à ce que l’on peut observer en Europe de l’Ouest avec les profanations de cimetières et les agressions physiques,

l’antisémitisme violent n’existe pas en Hongrie. Ici l’antisémitisme est bruyant, mais symbolique. C’est peut-être un premier pas vers la violence, mais, à ce jour, elle n’existe pas",

souligne le sociologue.

Signe néanmoins particulièrement inquiétant, c’est chez les jeunes que l’antisémitisme a le plus progressé. "C’est une manière pour eux d’exprimer leur désenchantement et leur mépris de l’establishment : "Je ne suis pas comme vous, je ne pense pas comme vous !", analyse le sociologue.

Pour beaucoup de jeunes, être d’extrême-droite, c’est être rebelle et rock’n roll ! Ils ont vu leurs parents s’appauvrir et tout indique que leur vie sera plus difficile et plus précaire que celle de leurs aînés. Ils vont au lycée et suivent des études qui ne leur permettront sans doute jamais de vivre décemment d’un métier qu’ils ont choisi.

Péter Feldmayer, président de la principale organisation juive, constate que il y a 15 ans,

l’antisémitisme était porté par des personnes pas du tout à la mode et avait un goût de naphtaline, des années 30. Mais il y a eu un tournant et la nouvelle génération possède des leaders très talentueux qui savent très bien communiquer et toucher les jeunes via internet. Les mouvements antisémites ont su créer ces quinze dernières années un système très performant pour enseigner la haine contre les Juifs et les Tsiganes".

En plus d’internet, ils organisent des "cours du dimanche", des programmes le week-end comme des concerts, des camps d’été, etc.




[1] Akos Kertész avait qualifié le peuple hongrois de "génétiquement inférieur/servile" et comparé les Hongrois à des porcs qui "aiment se tortiller dans la boue sans se soucier du boucher qui leur tranchera bientôt la gorge", en référence au nouveau pouvoir de Viktor Orban.

[2] Le parti d’extrême-droite Jobbik en dénonçant la "criminalité tsigane". Le parti de droite Fidesz de Viktor Orban a fait voter une loi contre la "criminalité en uniforme" pour rendre illégale les milices d’extrême-droite.

[3] La Fédération des communautés juives de Hongrie, A Magyarországi Zsidó Hitközségek Szövetsége

[4] Les derniers sondages montrent qu’environ 1 Hongrois sur 10 se dit en faveur du parti Jobbik, l’abstention étant la grande gagnante du début du mandat d’Orban, 55%.

[5] "Modéré" = ne souhaitant pas priver les Juifs de leurs droits civiques.


Article initialement publié sur le site de Hu-lala.org sous le titre : Les Juifs ont-ils peur dans la Hongrie de Viktor Orbán ? (1/3)

Lire la suite de cette enquête: La Hongrie a-t-elle oublié l'holocauste?




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