Dans son rapport stratégique qui sera publié à l'automne, le National Intelligence Council, proche de la CIA, estime que d'ici une vingtaine d'années, il n’y a plus que deux puissances mondiales, les Etats-Unis et la Chine. Seule une Europe unie et fédérée peut encore faire mentir cette analyse, estime Bernard Barthalay.
Le président du Conseil européen a été invité, il y a près d'un mois, à élaborer, en collaboration étroite avec les présidents de la Commission, de l’Eurogroupe et de la BCE, une feuille de route spécifique et assortie d’échéances précises pour la réalisation d’une véritable union économique et monétaire. Un rapport intermédiaire sera présenté en octobre et un rapport final avant la fin de l’année 2012.
L’Europe pense à elle, fait abstraction du monde et des crises qui couvent, prend son temps, croit en gagner sur sa propre crise en bricolant des solutions incomplètes et temporaires, en perd sur l’histoire à chaque petit pas, et renvoie l’union politique aux calendes. Les chefs d’Etat et de gouvernement européens décident ainsi enfin de reconnaître implicitement que leur UEM n’est pas "véritable" et, explicitement, que les citoyens sont déconnectés de l’Union européenne et de l’euro.
Leur réponse à ce constat d'évidence? Ils se promettent de décider en 2013 ce qu’il faut mettre à sa place, sans dire "véritablement" quoi, en tout cas sans rappeler quelle était l’idée de départ : les Etats-Unis d’Europe.
Deux puissances en 2030: les Etats-Unis et la Chine
De l’autre côté de l’Atlantique, le National Intelligence Council des Etats-Unis d’Amérique vient de mettre en circulation une ébauche de son quatrième rapport stratégique non protégé en vue d’une publication en novembre: à l’horizon 2030, il n’y a plus que deux puissances autonomes, les Etats-Unis et la Chine, peut-être une seule, la Chine. Pas d’Europe dans aucun des scénarios envisagés. Cela veut dire que l’Europe a déjà convaincu le monde, en tout cas Washington, qu’elle ne compte plus, qu’elle est désormais insignifiante.
Van Rompuy, Barroso, Juncker et Draghi seraient bien inspirés de regarder ce rapport d’un peu près pour se convaincre eux-mêmes, si ce n’est déjà le cas, de l’impossibilité de combler le vide d’Europe du rapport américain par une Union économique et monétaire, fût-elle "véritable", et de la désinvolture des dirigeants européens quand ils décident de ne décider qu’à la fin de l’année.
Sans attendre, nous avons lu ce rapport en examinant successivement les tendances lourdes, les variables-clés et les scénarios.
Libération de l'individu
Le rapport retient six tendances qui structurent le monde de demain: la libération de l’individu (individual empowerment), la démographie, la dispersion de la puissance (diffusion of power), l’énergie, l’eau et l’alimentation. En l’état, la seule bonne grande nouvelle du siècle qui vient est la libération de l’individu: à mon humble avis, le XIXème siècle a achevé de libérer les nations, le XXème a achevé de libérer les classes, et le XXIème peut achever de libérer l’individu.
Cette affirmation confiante doit être tempérée cependant : elle ne vaudra que pour les pays dont l’école et l’Université auront anticipé les avancées technologiques et les auront mises au service de leurs missions éducatives. En Europe, la plupart de nos systèmes éducatifs nationaux sont en échec. Il convient de les moderniser dans un effort européen commun, en sélectionnant les meilleures pratiques mondiales, tout en mettant les Européens en état de se reconnaître mutuellement et de se comprendre.
Dans l’histoire de notre continent, le seul précédent est celui de l’école publique, gratuite et obligatoire, le grand œuvre de l’Etat-nation. Quand les concurrents s’appellent la Chine et les Etats-Unis d’Amérique, ce nouveau grand œuvre n’est plus seulement une affaire nationale, mais l’affaire aussi d’une puissance publique européenne, et d’une stratégie d’ensemble.
L'Europe peut encore faire face
Les autres tendances retenues par le rapport sont autant de risques (vieillissement, terrorisme, dépendance, pénurie) que les Européens ne peuvent conjurer qu’unis, proposant et négociant des solutions acceptables sur les autres continents. Notre liberté et notre sûreté, les raisons d’être d’un Etat de nos Etats, d’un Etat fédéral, ont un prix : la constitution de cet Etat, c’est-à-dire, entre les Etats fédérés, un transfert de ressources pour la solidarité et, vers les institutions communes, un transfert de pouvoirs, pour l’unité de décision et de responsabilité.
Quelles sont les variables, identifiées par le rapport, qui feraient la différence, si l’on examinait dans un contre-rapport européen, le rôle de l’Europe?
- L’économie mondiale : le monde a un intérêt majeur, pour la sécurité et pour le développement durable, à mettre en place un mécanisme permanent de recyclage des excédents (*). C’était le problème des Etats-Unis d’Amérique après la Guerre d’Indépendance, c’était le problème européen après la Première Guerre Mondiale, c’était le problème du monde occidental après la Seconde, c’est aujourd’hui le problème de la zone euro, ce sera demain un problème planétaire.
Si les Etats de la zone euro ne savent pas, après quatre ans de crise s’en donner un, ils n’y parviendront pas davantage demain dans la désunion. Ils ont besoin d’un Trésor fédéral, dont on sait qu’il ne peut voir le jour s’il n’est pas le bras financier des Etats-Unis d’Europe. Alors, l’Europe, qui aurait surmonté sa crise en appliquant la leçon de Hamilton (Assumption Bill, 1789), pourrait proposer au monde la solution de Keynes (The Economic Consequences of the Peace, 1919), avec de meilleures chances d’être entendue.
- La gouvernance mondiale : la minceur des résultats des G20 successifs montre à l’évidence que cette soi-disant gouvernance n’a aucune chance sans réduction du nombre des acteurs.
Cela vaut aussi pour toutes les organisations mondiales où la capacité de décision serait augmentée par une représentation unique de l’Europe. Une Europe aussi souveraine que ses partenaires. (…) C’est bien de politique économique commune et de politique extérieure unique qu’il est ici question: seul le gouvernement ou le Président d’un Etat fédéral peut définir et conduire ces politiques-là.
- Les conflits armés : le vide européen, que ne comble pas l’addition des forces et faiblesses nationales, nuit à l’équilibre du système mondial des Etats et aux chances de l’émergence d’un système multipolaire, au profit d’un duum virat sino-américain et d’une instabilité croissante avec le retour à une anarchie internationale sans autre frein que la dissuasion. (…) C’est donc, là encore, vers l’unité politique et la création de forces armées fédérales qu’il faut s’orienter. Outre qu’une mutualisation des dépenses militaires, occasion d’énormes économies d’échelle, apporterait à la résorption des déficits et de la dette une contribution opportune, seules une défense européenne (nucléaire et conventionnelle), une centrale unique de renseignement et une police fédérale des frontières peuvent permettre à l’Europe de monter à l’étage des Etats-continents dont dépend la sécurité du monde.
- La technologie : l’invention d’un nouveau mode de vie, durable, ouvre un chantier fabuleux où l’Europe peut valoriser ses atouts, à la condition d’engager l’ensemble des ressources mobilisables dans cette aventure dont dépend l’avenir des Européens, sous la condition que l’Europe ait collectivement un pouvoir suffisant pour s’asseoir à la table avec quelques chances de convaincre les autres négociateurs.
L’investissement dans la recherche et une action diplomatique en faveur de la gouvernance mondiale vont de pair. Une économie européenne post-carbone dans un environnement mondial carboné n’aurait aucun sens ou des effets négligeables sur le changement climatique.
- Le rôle des Etats-Unis : comme Kupchan (The End of the American Era, 2002) l’a démontré de longue date, l’unité de l’Europe et sa capacité à sauver son modèle social sont les deux principaux facteurs externes d’un "sauvetage" de l’Amérique par le succès européen:
– L’unité, pour la sauver de ses tentations impériales dans un équilibre multipolaire plus stable.
– Le modèle social, pour l’aider par l’exemple à tenir sa promesse d’égalité des chances.
Le scénario de la fragmentation
Dix ans plus tard, le rapport du NIC le confirme en mettant en évidence quel serait le rôle déclinant des Etats-Unis d’Amérique dans des scénarios d’où l’Europe est absente. C’est à nous Européens, paradoxalement, qu’il appartient de changer la donne par notre unité et d’offrir aux Etats-Unis d’Amérique un autre modèle plus favorable aux intérêts du peuple américain.
Tant que l’Europe n’a pas accompli son unité, tant qu’elle poursuit son actuelle désintégration, le monde est évidemment exposé au scénario de la fragmentation, dominé par les déséquilibres extérieurs, la question de la dette souveraine, l’abdication des démocraties face à la société du risque et les risques de conflits armés.
Le déficit budgétaire des Etats-Unis d’Amérique pourrait les contraindre à faire machine arrière et à se retirer de la scène internationale, augmentant les risques de stagnation économique et de déstabilisation géopolitique.
Le troisième scénario, celui d’un monde fraternel et d’un nouvel âge d’or des relations internationales, ne peut, selon moi, devenir réaliste sans l’achèvement de l’intégration européenne, sans l’union bancaire, l’union budgétaire, l’union fiscale et sociale, c’est-à-dire sans l’union politique, la cession d’une part de la souveraineté des Etats utilisant l’euro à des Etats-Unis d’Europe.
Engager le monde dans ce scénario à l’horizon 2030 interdit aux Européens de traîner. Tout doit être mis en œuvre, par les citoyens actifs, les partenaires sociaux et les territoires pour imposer aux gouvernements, qui répugnent toujours à perdre du pouvoir, la constitution d’Etats-Unis d’Europe, sans attendre que le calendrier nous remémore la première guerre mondiale et ses conséquences. 2014, c’est demain.
(Article initialement publié par Bernard Barthalay dans Economia)
(*) A la longue, les pays déficitaires sont structurellement endettés et les pays excédentaires sont les créanciers des premiers. Si d’aventure, ces pays se donnent une monnaie unique, sans autre précaution, cette union monétaire est vouée à l’éclatement (l’accumulation des dettes d’un côté et des excédents de l’autre ne peut pas durer éternellement) ou à l’unité, soit par l’hégémonie d’un Etat sur tous les Etats (un empire), soit par la fédération d’Etats égaux en droits et en obligations. Pourquoi? Keynes a donné la réponse en 1944 à la Conférence de Bretton-Woods: une union monétaire (il avait le projet d’une monnaie mondiale, le bancor) n’est viable qu’équipée d’un mécanisme de recyclage des excédents (MRE) ou, pour le dire autrement, de rééquilibrage, par transfert des excédents vers les pays en déficit.