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Dalligate et lobbies: argent, pouvoir et mensonges

mardi, 6 novembre, 2012 - 18:31

Le Dalligate, du nom du Commissaire européen à la santé et à la protection des consommateurs, John Dalli, contraint à la démission, met une nouvelle fois en évidence l'influence des lobbyistes au sein des institutions européennes.
Rétrospective [actualisée le 17 décembre] de cette affaire mêlant argent, pouvoir et mensonges.
 

Une offre indécente

Mai 2012: l'Office européen de Lutte Anti-Fraude (OLAF) reçoit une plainte de la part de l'entreprise Swedish Match, spécialisée dans les produits à tabac "sans combustion" (comme le tabac à priser ou à mâcher). La compagnie aurait été contactée par un homme d'affaires maltais, Silvio Zammit, qui assure pouvoir "influencer" la révision de la Directive européenne sur le tabac, actuellement sévère à l'égard du "smokeless tobacco".

La garantie? Ses contacts avec le compatriote John Dalli, Commissaire à la santé et à la protection des consommateurs, connu pourtant pour ses positions anti-tabac. Le tarif: 60 millions d'euros, somme importante mais pas inabordable pour une compagnie dont le chiffre d'affaire s'élève à plus d'un milliard d'euros.

Détail surprenant: Swedish Match affirme avoir reçu cette "proposition indécente" en 2011, mais n'a déposé plainte auprès de l'OLAF qu'en mai 2012.

Juillet: les enquêteurs de l'OLAF rencontrent Dalli, comme prévu par les modalités d'exécution des enquêtes de l'agence ("S'il apparaît, lors d'une enquête interne, qu'un membre, un dirigeant, un fonctionnaire ou un agent est impliqué, l'intéressé en est rapidement informé. Il/elle sera invité(e) à s'exprimer sur les faits qui le/la concernent").

Septembre: deuxième entretien entre l'OLAF et Dalli.

15 octobre: l'OLAF envoie son rapport à la Commission européenne. L'agence anti-fraude affirme que Dalli était au courant de la proposition de Zammit à Swedish Match et qu'il n'aurait rien fait pour arrêter les manœuvres de l'aspirant intermédiaire.

Démission forcée?

16 octobre: la Commission publie un communiqué annonçant la démission de Dalli.

17 octobre: le directeur général de l'OLAF, Giovanni Kessler, donne une conférence de presse à la Commission. Il reste évasif face aux questions des journalistes. Le rapport, explique-t-il, ne peut être rendu public pour la simple raison que l'OLAF ne publie jamais ses rapports. "Pour l'OLAF ceci a été un cas exemplaire", assure-t-il, "car il prouve que le mécanisme de réaction [aux cas de fraude] fonctionne". Tout le monde ne semble pas partager son avis.

Le même jour Dalli donne une interview exclusive au journal New Europe, qui sympathise avec le commissaire déchu.

C'est le début d'une envenimée confrontation à distance entre le président de la Commission, José Manuel Barroso, et Dalli. Ce dernier réfute les accusations contenues dans le rapport de l'OLAF (qu'il n'a d'ailleurs pas pu lire) et se plaint que la procédure prévue pour la démission d'un membre de la Commission n'ait pas été respectée.

Le mystère s'épaissit

Nuit du 17 au 18 octobre: les bureaux bruxellois de trois associations anti-tabac sont cambriolés. Dans les communiqués publiés par ces mêmes associations, on apprend que les cambrioleurs sont également entrés dans un cabinet d'avocats au dernier étage de l'immeuble, mais qu'ils n'y ont rien volé.

Dans les bureaux de ces associations, par contre, ordinateurs portables et argent comptant ont disparu. La European Respiratory Association décrit une action "soigneusement planifiée et ciblée", menée, selon la European Public Health Association, par des "professionnels bien équipés".

Le 21 octobre: Dalli envoie à Barroso une lettre, transmise également à New Europe. Il nie avoir "présenté sa démission", se plaint de ne pas avoir pu se défendre et signe sans hésitation "John Dalli, Commissaire à la Santé et à la protection des consommateurs". Démissionnaire ou pas, il est aguerri.

Le 22 octobre: Dalli écrit ensuite aux membres du Parlement européen pour leur donner sa version des faits. Il les invite à faire pression sur la Commission afin que la révision de la Directive sur le tabac soit lancée dans les délais prévus et que "des milliers de vies puissent être sauvées".

Le 24 octobre: Barroso répond du tac au tac. Rejetant la familiarité de Dalli (qui s'était adressé à lui par un simple "Jose Manuel"), il accuse réception de la lettre du 21 et informe Dalli qu'il ne peut "accepter les affirmations qu'elle contient".

Dalli ne reste pas les bras croisés. Deux heures après, le voilà qui donne une conférence de presse dans une salle bondée de journalistes. Encore une fois il clame son innocence.

Une séance très attendue

Le 25 octobre: Giovanni Kessler rencontre les membres de la Commission du Contrôle Budgétaire du Parlement européen. Selon l'eurodeputée française Michèle Rivasi (vice-Présidente du Groupe des Verts-ALE), cette réunion

n’a satisfait aucun des eurodéputés présents. Quelques faits ont été révélés sur l’enquête mais la transparence est loin d’être faite sur la motivation du Président de la Commission d’exiger la démission de John Dalli, et c’est bien cet aspect politique qui intéresse le plus les parlementaires européens". 

Puis une sorte de trêve semble s'installer, si l'on exclut la note humoristique du bloggeur Berlaymonster, qui le 30 octobre annonçait "une excitante nouveauté dans la blogosphère": l'ex commissaire aurait ouvert un blog, en l'inaugurant par une citation du grand Pelé: "J'ai fini par accepter que la vie d'un pionnier n'est pas facile…".

Explications insatisfaisantes

Le 27 novembre New Europe révèle que les eurodéputés ont envoyé à la Commission et à l'OLAF 154 questions écrites concernant la démission de Dalli. La réponse, conjointe, arrive le 30 novembre, mais est jugée insatisfaisante par ceux qui suivent de près l'affaire, notamment l'ONG Corporate Europe Observatory.

Cette association a, de con côté, introduit une demande officielle pour avoir accès aux documents concernant la démission de Dalli, en particulier le rapport de l'OLAF. Le 14 décembre l'agence nie l'accès, expliquant que la publication du rapport pourrait nuire à l'enquête sur Silvio Zammit en cours à Malte et que de toute façon il n'existe pas "un intérêt public supérieur et impérieux justifiant la divulgation" du document.

Entretemps Dalli refait surface: le 13 décembre il porte plainte contre Swedish Match pour diffamation. À Malte l'enquête sur Zammit suit son cours: il semblerait que l'entrepreneur maltais se soit effectivement servi du nom de Dalli lors de ses entretiens avec les représentants de Swedish Match, mais pour l'instant aucun élément pouvant incriminer l'ex commissaire n'a émergé.
L'affaire, donc, est loin d'être close.

Dilution des responsabilités

Treize ans ont passé depuis le scandale qui porta à la démission de la Commission Santer, accusée de mauvaise gestion et corruption. Et pourtant la conclusion du Comité d'experts indépendants qui, à l'époque, s'était penché sur l'affaire, n'a pas pris une ride:

La responsabilité des commissaires, ou de la Commission dans son ensemble, ne peut être une idée vague, une notion irréaliste dans la pratique. Elle doit aller de pair avec un exercice permanent de 'responsabilisation'. Chacun doit se sentir comptable de ce qu'il gère.
A travers les études menées par le Comité, il a été trop souvent constaté que le sens de la responsabilité est dilué dans la chaîne hiérarchique. Il devient difficile de trouver quelqu’un qui ait le moindre sentiment d'être responsable. Or ce sentiment de responsabilité est essentiel. On doit le trouver, en premier lieu, auprès des commissaires et de leur Collège. La tentation de vider la notion de responsabilité de tout contenu effectif est dangereuse. Cette notion constitue la manifestation ultime de la démocratie".


Rétrospective de l'affaire Dalli actualisée le 17 décembre avec le paragraphe intitulé "Explications insatisfaisantes"




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