Par La Rédaction
Bruxelles abrite la plus forte concentration de lobbyistes en Europe. Pour Matthieu Lietaert, co-auteur du documentaire The Brussels Business, ils ne sont pas le diable mais l'absence de transparence de leurs actions engendre bien des suspicions. Troisième volet de notre enquête sur les lobbies bruxellois.
Il y a prés de 15000 lobbyistes à Bruxelles. Leur terrain de chasse? Les institutions européennes. Auteur, avec Friedrich Moser, du documentaire The Brussels Business, Matthieu Lietaert décrypte depuis des années le monde du lobbying. Il met en garde contre une vision stéréotypée de ce qu'il appelle "la quatrième institution" impliquée dans les processus législatif européen. Reste un manque de transparence inquiétant. Entretien.
Les lobbyistes ressemblent-ils tous à Silvio Zammit, l'entrepreneur maltais qui a provoqué la chute du commissaire John Dalli, ou à Pascal Kerneis, l'administrateur délégué du European Services Forum que vous suivez tout au long de votre documentaire?
On pense souvent que le lobbyiste, c'est quelqu'un qui agit en solitaire à un seul niveau, en allant frapper à une porte pour un client. En fait il y a toujours plusieurs niveaux – national, européen, mondial – et plusieurs acteurs. Le lobbyiste n'agit presque jamais seul: les cabinets d'avocats, par exemple, lui apportent une aide fondamentale.
Si le lobbyiste n'est pas aussi juriste, il ne pourra vendre que des idées. Il aura besoin d'un d'avocat qui va transformer ces idées et les mettre sur papier sous forme de proposition d'amendement, par exemple. C'est une technique qui coûte extrêmement cher.
Il y en a une autre, fort contestée, qui est liée au monde des public affairs, les cabinets de conseil en affaires publiques comme Burson-Marsteller ou Weber Shandwick. Eux sont payés pour créer des campagnes médiatiques autour d'un sujet. Sur une place petite comme Bruxelles, ce n'est pas compliqué.
Enfin, il y a les think tank, les centres d'étude, qui animent le débat de façon soi-disant neutre, mais qui peuvent être liés à telle ou telle industrie.
Le Parlement européen est souvent présenté comme la cible principale des lobbies. Est-ce exact?
Le lobbying auprès des institutions de l'UE a connu plusieurs étapes. Aujourd'hui il y a environ 15.000 lobbyistes à Bruxelles, en 1985 ils étaient plus ou moins 1.000. À l'époque les groupes d'intérêt agissaient surtout au niveau national. Puis, avec l'Acte unique européen de 1986, les choses changent. Pour simplifier les prises de décision au sein du Conseil, l'unanimité est abandonnée au profit de la majorité qualifiée sur toute une série de mesures. Pour les lobbies il devient alors essentiel d'augmenter leur présence à Bruxelles.
En 1986, les pouvoirs du Parlement sont renforcés, mais restent limités.
Oui, et cela se traduit dans le budget des lobbies. Je sais qu'il y a 5 à 7 ans, 80% de ce budget était ciblé sur la Commission et 20% sur le Parlement. C'est normal, puisque le Parlement ne dispose toujours pas de l'initiative législative. C'est la Commission qui trace les lignes directrices des politiques européennes, et les groupes d'influence ont tout intérêt à intervenir à ce niveau-là.
Mais depuis quelque temps on remarque une nouvelle tendance, qui naît d'un souci de légitimité. Certains lobbyistes m'ont dit qu'ils doivent consacrer une part plus importante de leur budget à l'image, ils doivent s'afficher plus avec des eurodéputés, c'est-à-dire avec les représentants du peuple. Ça donne un côté plus démocratique à leur travail.
Étant toi-même un ex-lobbyiste, tu ne partages pas la vision 'diabolisante' de ce métier…
Le lobbying a toujours existé. Dès qu'on a un pouvoir politique, que ce soit un dictateur, une démocratie, du temps des Romains comme aujourd'hui, on aura des lobbyistes qui vont tourner autour de ce pouvoir. En soi ce n'est pas une mauvaise chose: ceux qui connaissent une certaine réalité, par exemple les conditions de vie des migrants, donnent des informations aux hommes politiques chargés de débattre du droit des migrants.
Les groupes de pression, c'est en quelque sorte la quatrième institution impliquée dans les processus législatif européen, avec la Commission, le Conseil et le Parlement. Une institution très flexible, peu centralisée, qui a un impact important. Le problème, c'est qu'elle n'est pas du tout transparente.
Dans The Brussels Business vous interviewez Siim Kallas, actuellement Commissaire aux Transports mais chargé des Affaires administratives pendant son mandat précédent (2005-2009). À l'époque il s'est battu pour imposer plus de transparence dans les rapports entre les institutions de l'UE et les lobbies – sans trop de succès.
Son histoire est intéressante. Estonien, Siim Kallas entend parler de glasnost, de transparence, depuis le début des années 90. En 2004 il arrive à Bruxelles et se dit: "C'est ça, la transparence made in the EU?". Il n'y croit pas. Il essaye de pousser pour une réelle transparence, mais sait très bien que la Commission est un collège: si les autres membres ne soutiennent pas une idée, elle ne passera pas. Et il faudra l'accepter.
Kallas n'a pas voulu nous dire le nom des commissaires les plus hostiles à son projet, mais on peut les deviner: dans cette Commission il y avait des gens comme Günther Verheugen, ouvertement lié à l'industrie allemande, qui a crée son bureau de lobbying après la fin de son mandat, ou comme l'irlandais Charles McCreevy, qui lui est parti travailler pour de grosses banques. La transparence, ça ne devait pas trop les intéresser.
La bataille de Kallas a porté à la création du 'Registre de transparence', où sont censées s'enregistrer les lobbies. C'est un instrument inefficace, l'inscription à ce registre n'étant pas obligatoire. Une vraie réglementation serait nécessaire. Tu t'es aussi engagé en faveur de plus de transparence, mais tu as choisi une autre voie.
Oui, celle d'un projet réalisé avec Arte qui devrait être lancé en février, juste avant la télédiffusion de The Brussels Business. Le nom – We R Democracy – est encore provisoire, mais l'idée est là: transformer les citoyens en lobbyistes à travers un jeu en ligne (essentiellement sur Facebook), pour faire en sorte qu'ils s'intéressent à ce qui se passe à Bruxelles.
On sélectionnera des sujets sur lesquels le Parlement doit voter et on présentera deux vidéos de lobbyistes défendant des points de vue opposés. Les gens pourront voter "oui", "non" ou demander plus d'informations. Ensuite on les invitera à se transformer en lobbyistes auprès de leurs amis, pour les pousser à voter comme eux. On cherche l'effet viral, mais sans tomber dans le style "pétition" – tu signes et puis tu te désintéresses complètement du sort de la forêt amazonienne.
Dans notre cas, après maximum quinze jours, le Parlement vote et les joueurs sont informés du résultat. Et ils sont aussi encouragés à participer, par exemple en écrivant à leurs eurodéputés, avant ou après le vote. Ce jeu devrait devenir une sorte de plateforme 'démocratisante', un lien entre les citoyens et les institutions européennes.
The Brussels Business n'a pas encore été distribué en France. Plus d'infos sur le site et sur la page Facebook de ce documentaire.