Tous les moyens sont bons pour certains lobbies à Bruxelles pour influencer les eurodéputés ou la Commission européenne. Créer de créer de fausses ONG pour promouvoir les intérêts d'une industrie fait partie du registre. Le dessous des cartes avec Martin Pigeon, chercheur au sein de CEO, un lobby anti-lobbies proche des altermondialistes.
Quatrième et dernier volet de notre série sur le lobbying bruxellois.
Cela peut paraître paradoxal, mais les lobbies anti-lobbies – ou du moins contraires à certaines formes de lobbyisme – existent. À Bruxelles, Corporate Europe Observatory (CEO – Observatoire de l'Europe des Entreprises ) est l'un des plus actifs. Comme son nom l'indique, l'association a pour principal objet d'être la vigie de l'influence des entreprises à Bruxelles.
C'est pourquoi CEO, créé, entre autres, par Olivier Hoedeman – l'un des deux protagonistes du documentaire "The Brussels Business"- s'intéresse de très près au lobbying, et plus spécifiquement à la transparence et la réglementation de celui-ci au sein des institutions européennes.
Suite à la chute de l'ex-commissaire John Dalli, le 26 octobre, Hoedeman a introduit une demande auprès du Secrétariat général de la Commission via le site AsktheEU.org. Puisque tout citoyen et résident de l'Union a le droit d'accéder – dans un délai de 15 jours ouvrables – aux documents du Parlement européen, du Conseil et de la Commission, Hoedeman a demandé à consulter les documents concernant la démission de Dalli.
Résultat: la Commission n'a transmis qu'une partie des documents, ce qui a poussé Hoedeman à introduire un recours et, histoire de bien faire passer le message, à lancer une pétition en ligne. Dans l'attente d'une réaction de la part de la Commission, MyEurop a rencontré Martin Pigeon, chercheur au sein de CEO.
Est-ce qu'on peut dire que CEO est aussi, à sa manière, un lobby?
CEO est né en 1997 pour informer les mouvements altermondialistes sur le fonctionnement des lobbies industriels. Notre rôle est donc, avant tout, celui de transformer des sujets techniques en débats politiques et de société. A cela s'ajoute une préoccupation sur la démocratie et qui peut y participer.
D'une certaine manière, donc, nous sommes aussi des lobbyistes, au sens où nous faisons pression sur les institutions européennes pour influencer la réglementation du lobbying lui-même. Mais c'est l'un des rares thèmes sur lesquels nous intervenons en tant que lobby, en approchant directement les fonctionnaires, les eurodéputés ou les représentants des pays de l'UE. En général nous sommes plutôt dans une position de producteurs d'information, d'observateurs. Je précise que nous ne percevons aucun financement public, ni lié à quelque entreprise que ce soit.
Une remarque générale: la plupart des organismes "historiques" de lobbying au niveau européen, que ce soit le patronat, les syndicats, les consommateurs ou encore les écologistes, ont été créés à la demande de la Commission, qui avait besoin de se construire une légitimité en s'entourant de représentants de la société civile.
Les syndicats patronaux, d'agriculteurs, les représentations d'associations de consommateurs existent quasiment depuis le début de la construction européenne. Un syndicat comme le COPA (Comité des Organisations Professionnelles Agricoles de l'Union Européenne) a, par exemple, été quasi co-gestionnaire de fait de la PAC avec la Direction Générale Agriculture pendant des décennies, jusqu'à la fin des années 80.
A Bruxelles l'univers des lobbies comprend des groupes d'intérêts très différents, aux moyens plus ou moins puissants.
Les lobbies qui défendent les intérêts patronaux et commerciaux ont les moyens de travailler à la fois auprès des institutions européennes et des Etats membres, ce qui n'est généralement pas à la portée des associations. Il n'y a que quelques grands réseaux comme Greenpeace ou Les Amis de la Terre qui y parviennent, mais de façon limitée et uniquement sur des sujets déjà très populaires, comme les OGM.
Autre constat: dans un débat politique vous avez des alliés, des ennemis, des "ennemis de fait" – qui sont avec l'ennemi sans être payés ni influencés par lui, par conviction idéologique – et, enfin, une catégorie très importante qu'on appelle en anglais les "fence-sitters": ceux qui sont assis sur la barrière, les indécis, et qui sont évidemment une cible prioritaire. Ce qu'on constate, c'est que les associations concentrent presque tous leurs moyens sur leurs alliés et les indécis et pas du tout sur leurs ennemis, car elles n'ont pas les moyens. L'industrie, elle, tente d'influencer tout le monde. Il y a une vraie disproportion. En général, quand les associations et les syndicats ne parviennent pas à créer de vrai débat public pour s'appuyer sur l'opinion, ils perdent.
Cette disproportion est aussi numérique.
C'est très difficile à dire avec précision, mais à la louche, on estime qu'il y a entre 20.000 et 30.000 lobbyistes permanents à Bruxelles. Les deux-tiers environ représentent les intérêts commerciaux privés, 20 % les autorités publiques locales – États membres et collectivités locales – et les 10% qui restent la société civile organisée. Bien sûr, il n'y a pas nécessairement d'unité entre les membres de chacun de ces trois groupes, mais le déséquilibre joue forcément. Selon une récente étude d'un chercheur allemand, le rapport de force entre patronat et syndicats serait de 1 à 50 ou 60.
Peut-on dire que les rapports entre lobbies représentant la société civile et institutions européennes sont plus transparents?
Pas toujours, mais ce qui est sûr est que ce sont des associations comme ALTER-EU qui ont mené tout le débat sur la transparence du lobbying à Bruxelles, la plupart des industriels et surtout les agences de conseil en lobbying étant férocement contre.
Il faut bien voir que, pour les agences, déclarer combien elles facturent à leurs clients revient à rendre le marché transparent, ce qui risque de réduire les confortables marges qu'elles réalisent en vendant leur connaissance détaillée des circuits décisionnels bruxellois.
De plus, certains de leurs clients à la réputation douteuse, comme les industriels de l'armement, ou certaines firmes de biotechnologie, utilisent ces agences de lobbying aussi pour éviter d'apparaître au grand jour. Enfin, on constate que l'essentiel des cabinets d'avocats, et bon nombre de grands groupes, refusent toujours de s'inscrire au Registre de transparence institué en 2011.
Est-ce que vous avez remarqué une évolution dans les stratégies employées par les grands lobbies industriels?
Il est difficile de tracer une évolution à notre niveau. C'est toujours la même panoplie de techniques qui est utilisée avec des modulations selon le contexte, l'idée générale étant toujours de construire la crédibilité d'un message en le faisant passer par un maximum de canaux différents.
Nous savons qu'entre 2005 et 2010 il y a eu plusieurs cas d'"astroturfing", une stratégie qui consiste à créer des fausses ONG pour promouvoir les intérêts d'une industrie. Un exemple particulièrement écœurant a été l'œuvre, en 2006, du cabinet de conseil en lobbying Weber Shandwick pour le compte du Laboratoire Roche. Ils ont monté une initiative appelée "Cancer United", une espèce de plateforme qui se présentait comme une alliance de malades du cancer, d'infirmières et de médecins pour faire pression sur les autorités politiques et augmenter les budgets pour certains types de médicaments.
La ficelle était un peu grosse, et un journaliste du Guardian qui a enquêté s'est rendu compte que la directrice des relations publiques de Roche siégeait au conseil d'administration de "Cancer United". Et l'étude principale sur laquelle cette campagne s'appuyait, élaborée par un institut de recherche suédois, avait été financée par Roche, mais cela n'était mentionné nulle part. On pourrait multiplier les exemples mettant en cause des agences de conseil en lobbying, qui sont en général celles qui imaginent, mettent sur pied et… facturent ce genre d'opérations avec des associations bidons.
Une stratégie inventée par les lobbies bruxellois?
Pas du tout, ses origines remontent pour ce que j'en sais au moins aux années 20, à l'un des fondateurs du métier de consultant en lobbying, Edward Bernays, auteur d'un livre intitulé Propagande. L'industrie du tabac l'avait contacté pour pousser les femmes à fumer – à l'époque c'était encore considéré comme un tabou. Bernays s'est mis en contact avec le neveu de Freud, un des tout premiers psychanalystes aux États-Unis, qui lui a soumis l'idée que la cigarette était un symbole phallique et donc un attribut de virilité. Bernays a alors décidé d'organiser une fausse manifestation de suffragettes, en invitant la presse. À un certain moment toutes les femmes ont sorti une cigarette et ont allumé "les torches de la liberté". Et voilà la cigarette devenue un emblème de l'émancipation féminine!
Les citoyens doivent donc apprendre à démasquer les intérêts qui se cachent parfois derrières des campagnes prétendument "citoyennes"…
Oui, et ce qui arrive maintenant avec l'Initiative citoyenne européenne le prouve bien. [NDR: introduite par le Traité de Lisbonne, l'ICE permet de suggérer à la Commission des sujets sur lesquels légiférer à condition d'avoir recueilli au moins un million de signatures de citoyens issus d'au moins sept pays de l'Union].
On a appris que Fleishman Hillard, un autre cabinet de conseil en lobbying, avait produit un argumentaire commercial pour proposer aux entreprises de leur monter une campagne à travers l'ICE. Ce qui contredit pleinement l'esprit de l'initiative…