A en croire nombre de médias et d'économistes, Chypre ne serait qu’un repaire de bandits, de spéculateurs et de mafieux russes. C’est mal connaître l’histoire et la réalité de cette île coupée en deux depuis 1974.
Au XIX°, un historien anglais écrivait :
Qui veut envahir l’Orient depuis l’Occident doit passer par Chypre et qui veut envahir l’Occident depuis l’Orient doit passer par Chypre ".
C’est en effet un carrefour incontournable, un porte-avions fixe en Méditerranée orientale.
Au départ, depuis l’antiquité mycénienne, l’île était uniquement peuplée de Grecs. Puis Chypre a été occupée par les Phéniciens, les Romains, les Byzantins, les Arabes, la dynastie poitevine des Lusignan – rois de Jérusalem puis de Chypre – les Vénitiens, les Turcs ottomans jusqu’en 1878.
L’île devient alors colonie britannique. Londres offre l’indépendance en 1960, après cinq ans de lutte armée des Chypriotes grecs. Mais c’est le seul cas dans l’histoire contemporaine d’une indépendance non désirée. Les 80% de Chypriotes grecs veulent le rattachement à la Grèce ("l’Enosis") et les 18% de Chypriotes turcs veulent la partition : le sud à Athènes, le nord à Ankara.
Rigueur britannique
Quoi qu’il en soit, la colonisation britannique n’a pas laissé que la conduite à droite et un goût immodéré pour la bière et le whisky, mais aussi une administration bien organisée, en particulier dans le domaine fiscal. Il ne faut donc pas confondre les Grecs de Grèce, fraudeurs patentés, notamment les professions libérales, avec les Chypriotes grecs qui en règle générale paient leurs impôts aussi bien que les Anglais ou même les Français.
Les colons turcs, venus du temps de la domination ottomane sont devenus la deuxième minorité du pays (entre 16 et 22% de la population totale). Ils ont accueilli l’armée turque qui a envahi le nord de l'île comme des libérateurs en juillet-août 1974, et a autoproclamé la République turque du nord de Chypre (RTNC) en novembre 1983, protectorat d’Ankara non reconnu internationalement.
Lors de cette "Opération Attila", nom de code de cette invasion, 36% du nord de l’île a été occupé, représentant 80% des plantations d’agrumes, 60% des capacités touristiques, soit plus de 50% de l’économie, d’autant que le sud a dû accueillir 160.000 réfugiés venus du nord. Grâce à un effort colossal, en seulement six ans l’économie chypriote est revenue à son niveau de 1973. Les guerres du Liban ont, il est vrai, considérablement dopé la croissance. Les capitaux libanais et tous les sièges moyen-orientaux des sociétés occidentales ont quitté Beyrouth pour Nicosie, Larnaca et Limassol.
L'adhésion à l'UE, une mauvaise affaire
Les 4.000 "offshore compagnies" de l’époque ont été une bénédiction pour la République de Chypre. Fort de son niveau de vie supérieur à celui de bon nombre de pays du sud de l'Europe, en juillet 1990, le pays pose sa candidature à l’adhésion à la CEE, l’ancêtre de l’UE. En mars 1998, elle est acceptée et débutent alors les négociations des 31 chapitres de la mise aux normes des législations chypriotes avec les acquis communautaires. L’adhésion sera officielle le 1er mai 2004.
L’économie chypriote florissante n’avait pourtant pas vraiment besoin d’entrer dans l’Union européenne. Son adhésion était, avant tout, dictée par crainte de la Turquie, l'armée d'Ankara restant stationnée au nord de l'île. En tant que membre de l'UE, elle devenait quasi-inattaquable. D’ailleurs, dès les prémices de cette entrée, en avril 2003, la RTNC a ouvert comme par miracle, deux, puis quatre et enfin six points de passage entre le nord et le sud, la frontière placée sous le controôle des Casques bleus, étant restée jusqu’alors hermétique.
Lien consanguin
C’est pour les mêmes raisons géopolitiques que les banques chypriotes ont, par solidarité, volé au secours des banques grecques. Elles ont également acheté de la dette grecque. Quand une partie de cette dette a été annulée, Chypre a ainsi perdu 5 milliards d’euros. Et c’est justement 5,6 milliards d’euros dont Nicosie a besoin aujourd’hui. Et quoi qu’on en dise, des dizaines de milliers de clients de la Laïki Trapeza (Banque populaire), deuxième banque du pays, viennent de perdre une bonne part de leurs économies.
Mais estimer aujourd'hui que les banques chypriotes ont pris ce risque inconsidéré par simple calcul financier, cette recapitalisation offrant des taux d'intérêts très rémunérateurs, est méconnaître le lien consanguin entre les deux pays. D’autant qu’à la fin des années 90, la Grèce et Chypre ont signé un accord militaire de défense commune et Athènes a construit près de Paphos (sud-ouest de l’île) la base aérienne "Andréas Papandréou". En cas d’attaque turque, les deux pays mettraient en commun leurs moyens de défense.
Cette entrée dans l’UE n'a, en fait, pas été une bonne affaire pour les consommateurs chypriotes. Nicosie a été contrainte d'instaurer une TVA à l'exemple des autres pays européens: 5%, puis 8%, 12% et 16%.
Par ailleurs, Nicosie a dû fermer toutes les entreprises étrangères qui n’étaient que des boîtes aux lettres, suite aux négociations des 31 chapitres de l’adhésion. Désormais, il n’y aurait plus que 400 à 500 "off shore compagnies" ayant, elles, une activité réelle. Quant aux taxes sur ces entreprises, elles sont passées de 4,5% à 10-12%, suivant les recommandations de Bruxelles.
Par ailleurs, la banque centrale de Chypre fait chaque soir le point entre les entrées et les sorties de toutes les banques, chypriotes et étrangères, ainsi que des flux financiers des offshore. Bref, la banque centrale sait tout, mais ne dit pas tout !
Zone de transit
En effet, le système financier chypriote, très souple, permet aux capitaux étrangers de passer par Nicosie et d’en repartir rapidement. Ce fut le cas au printemps 1991 à la veille des guerres balkaniques. Zagreb et Belgrade avaient rapatrié à Chypre leurs, craignant que tous ces magots soient bloqués. Mais il n’est resté que 24 heures, repartant aussitôt vers la city londonienne, vers l’Allemagne pour les Croates et la banque franco-yougoslave, rue d’Iéna à Paris, banque dirigée alors par le frère de Slobodan Milosévic. Il fut un temps où l’OLP de Yasser Arafat avait, lui aussi, placé les économies de l'OLP à l’Arab Bank, avenue Makarios à Nicosie.
Aujourd’hui les Russes font de même en investissant à Chypre, mais une bonne part n'est qu'en transit. Mais certains fonds restent sur place, car ils rapportent entre 4 et 5%.
Quoi qu'il en soit l’économie Chypriote n’est pas encore en perdition totale. En 2012, le taux de chômage n’était que de 7% et la croissance entre +1 à 2%. Des taux bien meilleurs que ceux de nombreux pays de l’UE, dont la France.