En Belgique, les infirmières sont au bord de la crise de nerfs: la dégradation des conditions de travail s'ajoute à la pression suscitée par l'afflux de personnel des pays de l'Est, qui coûte moins cher aux hopitaux. Jeannine a quitté son job après un burn-out. Témoignage.
Il y a quelques temps, nous publiions un petit article sur l’expulsion de 120 personnes âgées de maisons de repos wallonnes. Nous y évoquions la pénurie d’infirmières étrangères qui sévit dans le pays. Une de nos lectrices a réagi.
Infirmière en Belgique, Jeanine* vient de quitter la profession à la suite d’un burn-out, syndrôme d'épuisement professionnel. Une situation de plus en plus fréquente. Pour Myeurop, elle raconte la dégradation des conditions de travail, l’importation de main d’œuvre bon marché des pays de l’Est, et le ras-le-bol des infirmières de Belgique.
Pourquoi avez-vous réagi à notre article ?
Parce qu’il présentait les choses sous la version "officielle": on manque d’infirmières, il y a pénurie, y compris d’infirmières étrangères. En réalité, il y a toujours des personnes qui viennent de Roumanie, de Bulgarie, du Liban, etc. Les hôpitaux belges sont constamment sollicités par des agences de ces pays pour "placer" leur personnel.
Pourquoi parle-t-on de pénurie ?
La situation est très différente d’une région à l’autre. En Flandre et à Bruxelles, ces personnes pourront s’exprimer en anglais. En Wallonie, on s’attend à ce que vous parliez français. En outre, à Bruxelles, ce sont surtout les hôpitaux universitaires qui recrutent ce type de personnel. Ils peuvent leur offrir le logement dans un 'kot' – studio d’étudiant en Belgique – ce qui n’est pas le cas en Wallonie. Cela fait une grosse différence sur le salaire mensuel. Ils peuvent envoyer plus d’argent à leur famille restée là-bas.
Les infirmières étrangères sont payées comme les Belges?
Elles sont payées selon les salaires belges, mais sans ancienneté. En général, elles ont des contrats d’un an. Avec l'ancienneté professionnelle une infirmière belge coûte plus cher au fil du temps. Après 9 ans dans l’hôpital où je travaillais, j’ai voulu changer. On m’a dit que j’étais trop vieille et que je coûtais trop cher.
Quand cette vague de main-d’œuvre étrangère a-t-elle commencé ?
Il y a environ 5 ans. Les nouvelles normes exigent un certain nombre d’infirmières par lit. Au mois de mars, les hôpitaux sont désormais confrontés à une baisse de personnel. Des infirmières prennent leurs congés, leurs récupérations d’heures supplémentaires, il n’y a pas de sorties d’école à cette période et l’enveloppe budgétaire est réduite, on fait donc appel à de la main d’œuvre étrangère.
Quels problèmes cela pose ?
Principalement des problèmes de langue. Très peu parlent français. Beaucoup d’entre eux viennent de pays où le matériel et les méthodes sont totalement différents. Nous passons donc souvent plusieurs mois à les former alors qu’ils ne sont là que pour un an. Je me suis retrouvée un jour en salle d’opération avec deux Libanais et une personne d’un pays de l’Est. A part le chirurgien, j’étais la seule personne à parler français… Vous imaginez les conséquences que cela peut avoir sur le résultat d’une opération?
Pourquoi les Belges désertent cette carrière ?
Les conditions de travail ont beaucoup changé. Il y a 20 ans, vous aviez le temps de vous occuper du patient. Aujourd’hui, les hôpitaux reçoivent une enveloppe budgétaire limitée et réduisent le nombre de journées d’hospitalisation. Au bout de 72 jours maximum, un patient doit changer de service. Vous n’avez plus le temps de voir son évolution. Les patients aussi aiment rentrer chez eux. Mais de plus en plus, ils constituent une charge pour les infirmières à domicile, confrontées à des cas de plus en plus lourds.
En règle générale, les infirmières ont l’impression qu’on ne leur rend pas assez par rapport à ce qu’elles donnent. Dans la pyramide de Maslow, nous sommes tout au bas: notre rémunération rencontre nos besoins de base. Nous n’avons aucune reconnaissance, ni aucune satisfaction personnelle.
Plus assez de personnes ne se forment à ce métier ?
Peu vont jusqu’au bout. Quand je me suis formée, nous étions 121 à entrer en première année. Nous étions encore 64 en deuxième et 30 en troisième année. Nous sommes sorties à 18 et 12 ont réellement exercé… Aujourd’hui, elles sont plus de la moitié à quitter après la première année de travail. Soit elles deviennent infirmières à domicile, soit elles changent carrément de secteur. Au bout de trois ans, il ne reste que les anciennes.
Aujourd’hui, il y a une infirmière pour 30 patients. De jour, elle est assistée par deux ou trois aides-soignantes. Mais de nuit, elle est toute seule. Il y a des limites impossibles à franchir.
Une seule infirmière pour 30 patients pendant la nuit ?
Oui. Une nouvelle loi a exigé, il y a quelques années, qu’une infirmière soit présente la nuit. Du coup, les aides-soignantes ont été dispensées des nuits. Cela les faisait rire d’ailleurs. Elles disaient: "vous avez fait plus d’études que nous, et finalement, c’est vous qui vous tapez le sale boulot de nuit!".
Pendant la nuit, il y a donc une infirmière pour tout un service. Plus une infirmière "volante" qui passe de service en service. On l’appelle lorsqu’il y a un décès. Elle ne fait que ça la pauvre, s’occuper des morts, pendant que sa collègue court entre les lits des vivants.
On court toujours. En salle d’opération aussi. Les chirurgiens sont des indépendants: ils louent la salle à l’hôpital pour un certain nombre d’heures. Et ils programment un maximum d’opérations pendant ce laps de temps. Il faut courir pour ne pas dépasser. Parfois, ils nous rabrouent, ils nous disent qu’on traîne, qu’on n’y met pas assez de bonne volonté. C’est stressant! Même les familles et les patients aussi ont changé.
Vous-même, vous avez arrêté votre activité. Pourquoi ?
Je commençais un 'burn-out' et j’ai eu un accident de voiture. A ce moment-là, j’exerçais à trois quarts temps à l’hôpital et un quart temps en tant qu’indépendante pour un médecin. Quand j’ai voulu reprendre auprès de ce médecin, il m’a dit : 'je vous ai remplacée par une plus jeune!'. Le médecin du travail m’a déconseillé de reprendre mon boulot à l’hôpital. Du coup, j’ai repris des études de marketing. Et maintenant, je travaille sur un nouveau projet. Un centre de bien-être. Toujours dans l’optique d’apporter un mieux-être aux gens…
Mais j’ai du mal avec l’hôpital. Je ne vois plus personne. On me téléphone. On m’envoie des mails. J’essaie d’éviter mes ex-collègues ou mes anciens patients. Dernièrement, j’ai changé de trottoir pour éviter une personne que je connais. Je ne me plains pas. Je suis toujours en vie. Contrairement à une collègue qui s’est suicidée il y a quelques mois. Elle ne supportait plus la pression. Elle n’avait pas 50 ans et était mère de deux adolescents.
Tout le monde ne va pas jusqu’à cette extrémité. Mais elles sont de plus en plus nombreuses à quitter le métier. Une de mes collègues a repris des études. Elle fait une licence en sciences hospitalières. Elle travaille uniquement en intérim. Une autre est devenue formatrice. Une dernière a abandonné son poste de chef de service pour créer une boutique d’aromathérapie.
Dernièrement, je relisais le livre de Florence Nightingale. Elle décrit sa vie d’infirmière en temps de guerre. Et je me disais: nous sommes en état de guerre. Nous travaillons sous pression comme si nous étions sous les bombes. Les infirmières vivent une guerre permanente!
(*Le prénom a été modifié)